Cointrin: d'un marécage ils ont fait un aéroport Repérage

22 mai 2013
Robert Curtat
Robert Curtat

Cette année 1920, l'histoire fait une pose dans le pré de Teppes, à la limite du marécage de Cointrin. Elle est portée par un homme jeune, Louis Dussouliez(1), membre d'une famille d'agriculteurs de Meyrin. Depuis 1816 date du passage du territoire communal à la Suisse alors qu'un membre de la famille Gilbert était maire, la vie du village est organisée par les travaux de l'agriculture et les familles se succèdent à la tête de la communauté. Au moment de notre récit, les festivités de 1916 qui viennent de marquer les cent ans de la réunion des vieux villages à la Suisse, sont encore présentes dans les mémoires et tous les villageois se félicitent d'être passés du bon côté de la frontière, à l'écart de la guerre qui vient de ravager l'Europe.

Dans ce décor de prés et de marais, l'été 1920 est une belle saison, lourde de foins emplissant les chariots. La fenaison se fait en silence, sinon quelques rires de jeunes filles placées au sommet des voitures. Louis Dussouliez commande la petite troupe engagée dès l'aurore à enlever le foin du pré des Teppes. Elle y passera la journée pleine, sauf embarras. C'est bien ce qui arrive vers 10 heures avec un bruit bizarre qui tient à la fois du hoquet et du ronflement, accompagné de frottements mécaniques réguliers qui peu à peu emplissent l'espace. Une étrange machine pareille à un cigare brillant auquel on aurait ajusté des ailes de toile approche en survolant les faneurs.

Les villageois, bons catholiques - ce que Genève leur reprochait à l'époque de leur union à la Suisse - pourraient imaginer une apparition. Ce serait ignorer l'aspect de la bruyante machine qui se pose sur le pré, avance en cahotant sur de fortes roues pour enfin s'arrêter dans un dernier et bruyant hoquet.

Un homme en uniforme d'officier, Edgar Primault, surgit du berceau de métal prolongé de toile. Empoignant les haubans qui maintiennent les ailes, il saute à terre, rajuste son uniforme, étreint les notables venus l'accueillir : le docteur Guglielminotti, l'ingénieur cantonal Charbonnier et le journaliste Philippe Latour qui portera un temps les espoirs du « champ d'aviation ». D'un geste bref, l'officier salue aussi les faneurs qui s'approchent prudemment, ainsi que Vecchio, le berger d'un troupeau bêlant qui vient de rejoindre le pré depuis la pâture des marécages.

Tout sépare le pilote-officier et ses amis notables établis en ville de ces hommes, berger ou faneurs vivant au village. Tout, sauf le marécage qu'on va arracher à son ancien état au terme de discussions ardues et discrètes entre l'Etat de Genève, fortement demandeur et le propriétaire - resté inconnu - de ce marécage loué à ferme au berger Vecchio dont les moutons vont tondre l'herbe de l'unique piste dans les dix ans à venir.

Un bref retour-arrière d'une année nous ramène en 1919, date d'une décision résolument « moderne » prise par le gouvernement genevois : un projet de terrain d'aviation de 137 ha. sur les communes de Collex, Bellevue Genthod et Versoix. Le projet est accompagné d'un crédit de 675.000 frs voté par le Grand Conseil pour son acquisition et son aménagement.

Comme souvent on a pensé que l'argent étoufferait les résistances… C'était compter sans la « rogne » qui oppose de longue mémoire les villages aux « bureaux » du canton. Tant à Collex, qu'à Bellevue, à Genthod qu'à Versoix, une opposition systématique allait déclencher un épais brouillard juridique.

La République n'avait d'autres ressources que de se replier sur « une zone marécageuse longue de 1 km. offrant 575 000 m2 sur la commune de Meyrin ». Le 17 juin 1920, le crédit de l'option Collex-Bossy est transféré sur Meyrin-Cointrin. Trois jours avant que le premier lieutenant Primault - l'homme en habit d'officier - ne pose son avion au milieu du pré de la Chabri.

Avant de lancer les travaux en cette fin d'été 1920, l'ingénieur cantonal Emile Charbonnier et son ami le docteur Guglielminotti conviennent d'accorder un répit à la campagne, jusqu'à la coupe des blés en automne. Cet adieu silencieux au passé précèdera le passage du champ cultivé au champ d'aviation. Bientôt arrivent les moissonneurs suivis des terrassiers comblant les fossés, arrachant les haies, déracinant les arbres. D'autres ouvriers nivellent le terrain pour recevoir le hangar à avions transporté depuis le vieil aéroport de Saint-Georges. Déjà le champ d'aviation apparaît avec son petit bâtiment administratif au cœur d'une surface gazonnée de 24 hectares, deux hangars en bois pouvant abriter une dizaine d'avions, une installation TSF pourvue de deux mâts de 30 m. et un radiogoniomètre permettant le guidage des avions. A la tête de cette « base » desservie par cinq professionnels, nous retrouvons Philippe Latour qui accueillait le pilote au pré de la Chabri.

Deux ans plus tard, le développement de la ligne Paris-Lausanne-Genève renforce l'offre de trois compagnies actives sur l'aéroplace. Au fil des mois 186 passagers ont décollé de Cointrin et 177 y ont atterri. La progression apparaît dans le personnel réquisitionné au sol - on passe de cinq à huit employés - et au nombre de passagers ayant utilisé l'« aérogare ». L'aventure va se terminer lorsque plus de deux appareils atterriront dans la même journée scellant ainsi définitivement le destin du vieux marécage.

Cet événement survient à l'été 1926, deux mille jours après le premier atterrissage dans le pré des Teppes. Et déjà, la légende cède la place à la chronique…

(1), nom fictif. Tous les autres noms qui apparaissent sont tirés de la chronique

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Robert Curtat
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