All that jazz

3 juillet 2019
Montreux
United Music Foundation

Chaque année, les festivaliers amateurs de musique du monde entier déferlent sur la Riviera vaudoise pour vivre une expérience unique, comme en pèlerinage à la Mecque, à Jérusalem ou au Vatican: voir de la musique dans un écrin nommé Montreux a quelque chose de sacré. Cet écrin montreusien est multiple et il est posé là sur le bord du plus grand lac d'Europe, comme si tous les éléments naturels convergeaient pour la gloire des artistes, le créateur du Montreux Jazz adorait les artistes, les artistes le lui rendent encore bien. Ils donnent le maximum pour cette date, il y a comme un cérémonial.

13 années de Montreux

Venu en Suisse pour la première fois en 2006 avant d'avoir passé la barre des 30 ans, je me disais comme beaucoup de Français que s'il y avait surtout un festival à voir, un seul, eh bien c'était celui-là. Une si belle programmation sur quinze jours, un sens du graphisme dans l'affiche, une capacité à dénicher de très grands noms sans être à New York, London, Los Angeles ou Paris, c'est le miracle de l'événement de la Riviera. C'est le "festival de Cannes" suisse me disais-je. En fait, c'est bien plus que cela, c'est un événement qui unie les différentes communautés mélomanes de Suisse et des voisins. Car tout à Montreux est pensé autour de la musique, des artistes et du public avec confort d'écoute et d'accueil, programmation gratuite et line-up payant rare... après tout Cannes est surtout un événement pour les pros.

Un respect de l'artiste et du spectateur

Montreux Jazz et moi ne nous lassons pas l'un de l'autre. Mais j'y vais souvent un ou deux soirs par an, pas plus. Juste pour cette touche magique, cette balade le long des quais de la ville en lisière des scènes du Jazz, rien que pour ce son sûr de lui (le partenariat avec Meyer Sound y est pour quelque chose). J'ai quasiment tout fait sauf les jams d'après-concerts et les bateaux musicaux, ce sera pour plus tard. L'an dernier, j'ai découvert le chalet de Claude Nobs, à l'invitation de Thierry Amsalem et de nos partenaires de l'EPFL engagés dans la numérisation du trésor de guerre du Jazz, des kilomètres d'enregistrements sur bandes et fichiers remixés et remastérisés. Les minutes à plonger le regard dans les rayons de disques CD du chalet-musée du résident de Caux, les conversations avec les quelques mémoires vivantes du Jazz au premier rang duquel je nommerais Roger Bornand, puis Jose Barrense-Dias provoquent des émotions, on se retrouve avec Deep Purple, Frank Zappa, Tom Jobim, Joāo Gilberto, Quincy Jones, Miles Davis ou Nina Simone au cœur d'histoires incroyables, où l'ego se mélange à la douce folie, où l'exigence des uns se conjugue à la grâce des autres. Roger Monnard est fier d'avoir fait partie autour de Claude Nobs de la bande de fondateurs du festival, il est heureux de me rappeler qu'il est l'auteur de l'affiche de la deuxième édition en 1967. L'influence du psychadelic rock et du flower power est indéniable.

L'Angleterre en force

3 juillet 2019, je note Jungle sur la programmation du jour au Montreux Jazz Lab, un groupe qui m'a toujours surpris pour cette façon de puiser dans un background funk et disco pour densifier ses chansons d'un glamour absolument intenable, une belle réinterprétation de milliers de chansons provoquant le désir et le mouvement. Je vous raconterai comment presque par hasard je me suis retrouvé à écouter ces Anglais, entourés d'Anglais. Cette année pour moi l'Angleterre rêvée s'est limitée à Foals et Jungle, des entités spéciales aux noms monosyllabiques, empoisonnant votre corps de substances féeriques provoquant une rage de danser, de pleurer, de s'émouvoir. On y reviendra.

16 heures, la Coupole ouvre ses portes, on est dans une extension du Montreux Palace. On est à quelques mètre au dessus de la House of Jazz, le "Jazz" n'aura jamais aussi bien porté son nom, car ce festival est Jazz et so much more... le point commun entre ses différentes offres doit se situer sur le plan de qualité artistiques et le fait que Montreux Jazz s'offre aux artistes qui ont "quelque chose". La diversité musicale de cette programmation "at large" impressionne, elle est aussi en 2019 identifiable dans le mélange de genres musicaux que les artistes eux-mêmes s'autorisent à créer.

Un bateau ivre de musiques, un sous-marin jazz qui défriche

C'est le cas de Notilus, un groupe strasbourgeois qui a une expérience de la scène plutôt conséquente. Au centre, on trouve un "électronicien" créant ses boucles en live en pianotant sur un pad, créant des sublimations de morceaux jazz, transformant une musique qui pourrait paraître organique en une sorte de capharnaüm dansant, explosif, jouissif, sans systématisme, juste en prenant la place d'un instrument pilier, en proposant une relecture de l'esprit expérimental de la formation de cuivres et bois classique, en dérivant les sonorités acoustiques, en les propulsant dans des territoires inconnues. Je dis bois car on sent de la liberté de transformer les sons "saxophoniques" en autant de petites dérivations vers la clarinette ou le hautbois. On ressent ce poids de la culture alsacienne, de la présence dans ses métropoles (Strasbourg et Colmar) de juifs venus de partout en Europe avec leurs bagages musicaux, on pense au Klezmer et à son sens de l'harmonie et du swing, un sens propre à tout autre orchestre de jazz.

Mais le jazz de Notilus est bien plus qu'un magma de jazz ethnique, il donne dans la rêverie, évoque les chutes du Niagara ou d'Iguazu en passant par les fjords de Norvège et les geysers d'Islande, tout est tellurique et aquatique dans les déviations des Strasbourgeois, comme si la Mer du Nord avait fait déborder le Rhin. Notilus repassera à Montreux, c'était une première pour eux dans cette Coupole accueillant showcases gratuits de fin d'après-midi et de débuts de soirée sous l'étiquette "Talent Awards". La House of Jazz est aussi un lieu de masterclasses, de jams et de classe absolue dans ses différents méandres qui donnent au site du festival un cachet incroyable. On y allie le luxe de l'hôtellerie locale avec l'exigence suisse romande de parfaire l'expérience, d'adoucir les angles et de laisser la spectatrice et le spectateur libre de communier avec l'artiste.

Un kiwi inspiré

En parlant de communion, l'artiste Jordan Rakei, protégé de l'écurie du groupe Coldcut (Matt Black et Jonathan More) le célèbre Ninja Tune, dont le premier album pour le label britannique a reçu en 2017 des prix distinctifs. "Wallflower" a reçu l'Australien Music Prize pour meilleur album. La nu-soul du jeune néo-zélandais (il vécut en Australie avant de choisir de s'installer en Grande-Bretagne pour produire sa musique et accélérer le développement de sa carrière). L'homme, de taille moyenne, habillé casual, a une voix sucrée, une tonalité portant le "treble" dans les cimes, une vraie approche de la mélodie vocale, se complétant brillamment avec la musique qu'il sert. Après trois albums, cinq EP et le double de singles, la discographie de Rakei a grandi de manière consistante. Et son jeu de clavier pourrait se classer entre l'improvisation jazz cool et le virtuose faussement modeste, on a devant nous un musicien faisant corps avec sa machine, décapsulant des mélodies d'une fraîcheur absolue "Mind's Eye" qui pourraient toutes faire mouche vers le sommet des charts s'il n'y avait pas cette touche de modestie dans la production, de discrétion dans les arrangements, de retenue dans l'utilisation des effets boursouflés de la prod' moderne à la Dr Luke. Pour le hitmaker, on repassera, pour l'originalité, on signe des deux mains en agitant les guibolles sur toutes les chansons Jordanesques, aériennes, sacrément bien troussées avec force handclaps tribaux, syncopes de beats electro ou organiques designés avec génie dans le corps de la partition (on note le riff tranquille de guitare posé sur les fins de mesure du funky "Rolling into One"). Le concert avait démarré par de l'a capella, il se poursuivra dans un déluge d'accords futés entre basse acid jazz tendue et onctueuse à la fois. Jordan Rakei a pris le relais d'Oscar Jerome, le jammeur fou à peine majeur résidant lui aussi à Londres, il a porté le groove un peu plus haut dans ce Liszto Club parfaitement formaté pour la découverte de jeunes musiciens appelés à devenir des noms géants sur l'Affiche du MJF dans les prochaines années.

Percussions tribales

Dans cette soirée du mercredi 3 juillet de rêve, il ne faut pas oublier Jungle, un collective absolument possédé par la recherche du groove en poussant sur des vocalises soul s'étalant sur des nappes instrumentales mélangeant des percus exotiques, une base rythmique entêtante et des structures de morceaux permettant la transe, le dépassement de soi, le sprint des doigts de pied vers l'extase les pieds bien ancrés dans le sol, le corps se tenant debout après avoir vacillé dans tous les sens sous les rafales musicales géniales du groupe. Il a malheureusement été temps de partir à mi-chemin dans le développement de ce concert si chaud, à regret, les trains ramenant la population active de l'arc lémanique n'étant pas si nombreux et réguliers au delà de minuit. Pas grave, je me suis promis de recroiser Jungle à la première occasion après la rentrée. Welcome to the Jungle clamait Axl Rose, son cri de bienvenue aurait très bien pu coller à la musique de Tom McFarland, Josh Lloyd-Watson et leurs partenaires. Cette musique si sexy devrait devenir la seule et unique dépositaire de ce mot "Jungle" autrefois utilisé par les DJ pirates des radios londoniennes pour décrire une musique rapide et composée de rythmes de batterie et de basse accompagnée de chants reggae ultra-dynamités. Jungle est devenu pour moi une marque déposée et elle appartient au collectif made in London.

Mention spéciale aux programmateurs du Montreux Jazz Festival chargés de l'offre gratuite. Le Liszto Club s'avère l'une des meilleures créations de l'équipe de Mathieu Jaton, le directeur général de la manifestation. L'ère Claude Nobs s'était achevée avec une proposition comme le Montreux Jazz Lab, un temps gratuite avant de s'enrichir de noms contemporains particulièrement plaisants (Jungle, Lewis Capaldi, Catpower...), le Liszto Club semble lui avoir emboîté le pas avec classe et originalité.

Par David Glaser

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10 juillet 2019
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