Le trophée

Le Larousse définit, entre autres, le trophée comme un "Objet, qui marque, qui témoigne d'une victoire au cours d'une épreuve, surtout sportive". Il se trouve que je commets, en 2004, un trophicide en débarrassant de mon jardin une table de ping-pong méritante, mais en fin de vie. Ce vénérable mobilier avait obtenu un statut spécial dans des circonstances particulières. Pour expliquer ces circonstances particulières, il faut remonter au milieu des années nonante.

À cette époque, nous accueillons en pension un jeune suisse allemand en stage sportif dans la région. Il rentre régulièrement chez lui à Berne, tous les week-ends. Le dimanche soir, je l’attends sur le quai de la gare de Renens. Il descend du train, accompagné d’un jeune « collègue » inscrit au même stage. La silhouette des deux ados, bien que sportifs d’élites, n’est pas sans rappeler Laurel et Hardy. Sven, grand et large d’épaules, alors que son camarade, beaucoup plus petit, paraît plus jeune. Ils montent tous deux dans ma Toyota Lite Ace. Sven s’attache à côté de moi et son camarade se glisse derrière, avec son sac plus gros que lui. Alors que nous parcourons l’avenue du Tir Fédéral, sur la banquette arrière, le petit Roger raconte en Schwitzer-tütch quelque chose qui doit appartenir à sa collection de witz. Sven, en ado suisse allemand bien élevé, rit avec retenue. Arrivé à la hauteur de la rue de Villars, j’enclenche le clignoteur à droite. Derrière mon dos, mon jeune passager accompagne le cliquetis d’un « Clic-Clac, Clic-Clac, Clic-Clac» tout le long de notre trajectoire incurvée. J’essaie à plusieurs reprises d’oublier le signofil, mais l’habitude est prise, et le « Clic-Clac, Clic-Clac, Clic-Clac» accompagne chaque changement de direction. Je dépose le petit Roger à la porte de sa famille d’accueil et je continue avec le grand Sven, jusque chez moi à Échandens.

Un mercredi après-midi, le grand Sven, le petit Roger et mes deux garçons du même âge se lancent un défi au ping-pong. Les défis autour de la petite balle en celluloïd sont une tradition à la rue des Châtaigniers et durera tant que mes deux fils habiteront le village. La table de ping-pong est le théâtre d’affrontements très animés. Quand je dis « théâtre », c’est bien le mot exact, car, parmi les armes de ces joutes sportives, l’intimidation, la raillerie, la ruse, l’enfumage oratoire sont autant utilisés que le lift, le slice ou l’amorti.Peut-être préparent-ils leur futur métier de comédien pour l’un, et de réalisateur pour l’autre. Toujours est-il que le grand Sven et le petit Roger essuient un revers qui marquera l’existence de cette table. Huit ans plus tard, le petit Roger échangera définitivement son statut de « petit Roger » contre celui de grand « Rodgeur », après sa victoire dans un très grand tournoi à l’étranger. La table sur laquelle le grand Rodgeur essuya son unique revers à Échandens devint, pour le réalisateur, "un Objet, qui marque, qui témoigne d'une victoire au cours d'une épreuve sportive" historique. Une victoire sur Federer au tennis (de table) justifie la place du trophée dans une sorte de "musée de l’innocence".

Quinze ans plus tard, un villageois d’ici remarque le « Maître » à la sortie d’un restaurant, quelque part au Canada. Rodgeur se plie de bonne grâce à la demande du touriste suisse. Il doit subir une fois de plus le « Clic-Clac, Clic-Clac, Clic-Clac» de selfies. « D’où venez vous ?» demande-t-il. Le touriste de s’excuser « Oh d’un petit bled que vous ne connaissez sûrement pas. Je viens d’ Échandens ». « Ah, oui ! Échandens, je connais !»

P.S. : en 2011, Le comédien et le cinéaste mettent en scène un personnage de fiction, Louis Ousmanov, qui leur ressemble et qui se prend pour le plus grand joueur de tennis de tous les temps.

vimeo.com/89305718

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Daniel Rupp
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9 juin 2020
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