Maurice Zermatten : La Veillée

Fondation Maurice Zermatten

La Veillée

- Dépêchez-vous de finir vos devoirs : ce soir nous allons veiller….

Aucune promesse n'aurait pu nous encourager mieux. En hâte, chacun tirait un trait sous les calculs, un trait sous l' « exercice ». En hâte, chacun répétait sa leçon de Bible et de catéchisme, ses règles d'accord des participes. Nous étions prêts.

Il n'y avait pas encore « la lumière » au village, je veux dire l'électricité. Comparée à la lampe à pétrole, à la lanterne, au falot-tempête, si merveilleuse est l'électricité, que nos paysans l'ont appelée la lumière….

Nous n'avions donc pas encore la lumière et les rues étaient d'encre. Mais chacun en connaissait toutes les aspérités, les embûches. Pourtant, il y avait des glissades dans la neige : on entendait maugréer le dernier de la file. Alors, le père levait la lanterne au-dessus de la tête ; un peu de clarté tombait et tout rentrait dans l'ordre.

Bien sûr que la mère n'avait pas pu venir : elle n'avait jamais fini de remettre en ordre les choses du ménage que, dès le matin, chacun allait s'appliquer à déranger de nouveau. Puis, il y avait le tout-petit, dans le berceau. Puis enfin, elle n'aimait pas sortir de chez elle. Mais quand le menuisier Genolet venait chez nous, il venait également seul avec ses fils, la vieille Catherine se refusant à courir le monde, la nuit. Nous étions donc quittes : pas d'explication à donner.

Le menuisier Genolet habitait chambre et cuisine au haut d'un chalet qui dominait la route. Il fallait prendre l'escalier de bois. Le bruit de notre arrivée alertait le vieil homme qui déjà ouvrait la porte et nous souhaitait bonsoir. À peine étions-nous entrés qu'il se remettait au travail.

Assis, nous le regardions faire. Il ajustait de petites douves de genièvre qui devenaient des barils entre les mains des vignerons. Le travail n'était pas pénible ; il ne l'empêchait pas de parler, ni même de nous regarder tour à tour, quand l'histoire qu'il racontait devenait dramatique. Il lisait dans nos yeux l'angoisse ou l'épouvante. Sans interrompre son ouvrage. C'était un beau, grand vieillard à barbe grise, comme on n'en fait plus guère de nos jours. Le vieillard issu de l'Ancien Testament ; il aurait pu lever le bras sur son fils, comme Abraham, s'enivrer comme Noé, régner comme le roi Saül. Tous les emplois nobles pouvaient lui convenir. Il fumait une courte pipe, dont le foyer se dégageait à peine des poils ruisselants de sa bouche. Je lui ai toujours connu le même chandail d'épaisse laine rousse, le bonnet tricoté par Catherine, et les mains noueuses et habiles qui caressaient le bois comme la main du berger caresse l'agneau tout neuf.

Mon père fumait sa pipe en silence ; Catherine, maigre, longue, sèche, au cou un peu fort, ne remuait pas, dans le soin où elle faisait aller les aiguilles. Nous, nous étions oreilles et regards. Il n'y avait qu'à se laisser gagner par l'enchantement.

Le vieux menuisier, je ne sais pas s'il avait une mémoire d'ange ou s'il inventait ses récits. Il ne tarissait pas et, chaque soir, il en avait de nouveaux à nous faire. Il avait chassé dans sa jeunesse, du moins le disait-il, et sa jeunesse remontait au temps où il y avait encore des loups et des ours. Nous avons cent fois chassé l'ours dans les forêts profondes, luttant de ruses avec le subtil plantigrade, cent fois nous avons risqué notre vie, cent fois, à la dernière minute, nous avons triomphé d'une bête déchaînée…Mais que de sang, sur l'herbe ou la mousse, que de dégâts ! Il arriva aussi que nos compagnons de chasse payassent de leur vie leur témérité. Nous, prudents, plus courageux aussi, sans doute, nous nous tirions des pires dangers. Et la preuve …..pourtant, le menuisier nous montrait des traces de blessures. Il est vrai qu'un clou planté de travers aurait pu laisser les mêmes cicatrices.

Puis c'étaient d'innombrables histoires de revenants. Jamais le ciel ne fut plus mêlé à la terre qu'en ces veillées de menuisier. Un va-et-vient de chaque nuit liait les morts aux vivants ; un échange continuel s'établissait entre le cimetière, village des morts, et le village que nous habitions. Les buissons n'étaient plus des buissons, ni les pierres des pierres, mais des bêtes noires, et chaque bruit de la nuit nous jetait dans d'étranges suspicions…. La bise au coin du toit pleurait comme une âme sans péché ; les rumeurs de la rivière n'étaient que rumeurs de foule en prières, d'invisibles foules de trépassés accomplissant sur nos chemins de longues pénitences.

Nous avions grand peur : quand nous nous retrouvions dans la ruelle, nous nous donnions la main : un chat devenait un démon ; un chant du coq, signe de mort ou de catastrophe. Il nous semblait qu'une meute diaphane nous suivait à pas de loups et nous nous pressions derrière notre père. Puis il y avait encore les fées, les guivres, les troupeaux enchantés, les maléfices…. Et tout à coup, Catherine interrompait sèchement le vieillard

- Il est dix heures….

Père rallumait son falot ; le vieux Genolet secouait sa barbe où luisaient les

sciures, comme de la poudre d'or. Nous quittions l'enchanteur, l'âme vibrante, à jamais convaincue….

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12 janvier 2013
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