Les livres de raison pour appréhender le quotidien du canton de Neuchâtel
Des membres de l’élite locale rédigent des journaux personnels. Ces documents donnent un bel aperçu des préoccupations aux XVIIIe et XIXe siècles.
Aux siècles passés, de nombreux Neuchâtelois ont l’habitude de tenir un livre de raison. Il s’agit de notes prises régulièrement pour rendre compte des activités de l’auteur. Ces journaux personnels s’intéressent particulièrement aux faits matériels: conditions météorologiques, récoltes, prix des aliments et du bétail, travaux des champs et autres, morts et maladies. Mais il arrive aussi qu’ils s’arrêtent sur des éléments relevant de la vie sociale, culturelle et religieuse. Ils nous donnent alors des informations rares et précieuses sur les habitudes et les mentalités du temps. Certes, ces documents sont à utiliser avec précaution, car rien ne garantit qu’ils représentent l’ensemble d’une communauté. Ils n’en restent pas moins des témoignages précieux sur la vie quotidienne d’une classe intermédiaire de la société. Les auteurs de livres de raison n’appartiennent pas à une couche sociale très élevée, pas davantage à la masse silencieuse. Ils font partie de l’élite locale. Ils sont agriculteurs et éleveurs, vignerons, notaires; mais aussi justiciers, gouverneur de commune, anciens d’église, membres du tribunal.
Nous retenons ici cinq livres de raison, tous rédigés par des Chaux-de-Fonniers entre la fin du XVIIe siècle et le début du XIXe.
Jaques Sandoz (1664-1738) devient notaire en 1690, greffier en 1693 et justicier en 1719. Il est aussi perruquier pour arrondir ses revenus. Son livre de raison couvre la période de 1693 à 1712.
Journal de Jaques Sandoz, volume 1 (1693-1704), copie réalisée en 1736, Bibliothèque de la Ville du Locle.
Abram Ducommun (1702-1760) est né au Valanvron dans une famille paysanne aisée. En 1743, il épouse Jeanne-Marie Lardy à Auvernier, où il s’établit comme vigneron et agriculteur. Il revient fréquemment à La Chaux-de-Fonds. Il commence son journal en 1725 et le tient pendant 30 ans.
Abram Louis Sandoz (1712-1766) est fils de paysan, apprenti orfèvre, puis éleveur de bétail. Il devient justicier, conseiller de la bourgeoisie de Valangin et gouverneur de commune. S’éloignant de l’agriculture, il se fait fabricant de cabinets de pendules. En 1759, il accède aux charges de maître-bourgeois de Valangin et lieutenant de justice de La Chaux-de-Fonds. Son journal couvre la période de 1737 à 1759.
Abram Louis Sandoz (1712-1766) a rédigé un livre de raison. Emanuel Witz, «Portrait d’Abram Louis Sandoz», 1758, huile sur toile. Musée d’histoire, La Chaux-de-Fonds.
Paysan aux Reprises, puis aux Petites-Crosettes, Daniel Sandoz (1727-1804) est communier de La Chaux-de-Fonds et bourgeois de Valangin. Il devient ancien d’église, membre du tribunal de la paroisse et gouverneur de commune. Son livre de raison décrit les années 1770 à 1779. David Pétremand (mort en 1812), paysan aisé, habite le quartier des Reprises. Son journal couvre la période de 1770 à 1812. Fasciné par les faits divers, il recense 28 meurtres, 40 vols et 32 exécutions. Ironie du sort, sa femme et lui seront assassinés dans leur cuisine par un voleur bernois.
Dans ces livres de raison, le climat est omniprésent. Il influence les récoltes et le taux de mortalité. On s’exclame quand il est clément, on s’affole quand les gelées persistent et que guette le renchérissement des denrées. Froid extrême, sécheresse, inondation, mais aussi beau temps sont rapportés avec précision, comme un constat brutal mais résigné de la force des éléments naturels. Abram Ducommun écrit en janvier 1727: «Ce mois à este singulier pour la beauté et douceur contre l’ordinaire que est ordinairement rigoureux, il n’est aucunement tombé de neige, on à dejà trouvé des Morilles au milieu de ce mois et les oiseaux Printaniers ont chantez comme sy cestoit au mois d’Avril, savoir les grives et les allouestes. En un mot il ne se passe point de printemps plus doux, beaux et plaisant que la durée de ce mois s’est passée.»
La justice constitue aussi un thème récurrent, la plupart des auteurs étant des «professionnels» de ce domaine. Tous ont été témoins de cette pratique sévère, qui punit les petits délits par une amende ou le carcan, les meurtres et certains vols par la peine capitale. «Il dit au peuple priés po(ur) le pardon de mais (mes) péché que Dieu me face grace sil vou plai prié po(ur) mois. Et révéran Père instruisé mois il dit Jesus Maria etc. Pui les 3 Bouraux le pandir (pendirent) en létranglan et le tinre(nt) encore lontent (longtemps) avent de le laisser», rapporte Daniel Sandoz, le 15 janvier 1772. Considérées comme une remise en ordre du monde, ces exécutions ne choquent pas. Seul Jaques Sandoz a un mot de compassion: «Je m’en allais voir l’execution d’une malheureuse Criminelle qu’on brula apres lui avoir coupé la téte à St Ymier po(ur) Sorcelerie.». C’est le 12 juin 1696.
Trois personnages à la veillée. Huile sur toile attribuée au peintre lucernois Josef Reinhard (1749-1824), début XIXe siècle. Musée paysan et artisanal de La Chaux-de-Fonds.
Exécutions, suicides, accidents, la mort se vit alors au quotidien. Celle des proches est évoquée succinctement, sauf par Abram Louis Sandoz qui raconte les derniers instants de sa fille le 5 octobre 1745: «Notre Marie Reyne se chaufant aupres du feu, le feu a pris a ses habit environ six heure du soir et a acouru a sa merre qui etoit au vestibul, elle sest brulée les cuisses, le ventre & un peu sous le menton seulem(ent) la peau. On la entouré de fiente de vache je suis alé querir de la graisse chez Abram Girard pour 10bz ½ on la engraissé et les douleurs sont passée elle a etet fort tranquile pendant la nuit mais altérée execivement. Le matin la Marie Reine fort tranquile comme la nuit et environ midy les convulsions lont prise duquel elle est decedée deux heures après.»
Les événements politiques sont souvent évoqués. David Pétremand raconte le changement de régime du Pays de Neuchâtel en mars 1806: «Le 13e de ce mois sont étez convoquez les Bourgeois de Vallangin pour entendre la lecture d’une Lettre circulaire de la part du Conseil de Bourgeoisie par laquelle il nous annonce que nous seront dors en avant (dorénavant) sous la Domination de Sa Majesté l’Empereur des François et Roy d’Italie Le Grand Napoléon (…) Le 16e de ce mois il est arrivé beaucoup de troupes Françoise dans nôtre Païs il en a couché un grand nombre à la chaux de fonds, & au Locle. Le landemain 17e il est arrivé beaucoup de Voiture chargée de Munitions. (…) Le 20e il nous est arrivé 4 Soldats avec un billet de logement pour chez nous, pour 8 jours.»
La Chaux-de-Fonds en 1787. Henri Courvoisier-Voisin, «Prémière Vuë de la Chauxdefonds Prise du Coté du Midi en 1787». Aquatinte coloriée. Musée d’histoire du Locle (Moulins souterrains).
La connaissance du monde, qui s’étend jusqu’à l’Europe, est un des points surprenants de ces livres de raison. Comment l’expliquer? Par les échanges, par les veillées. Mais aussi par la lecture des journaux, un moment privilégié pour nos auteurs. Le 11 octobre 1703, Jaques Sandoz écrit: «Je lû les belles Gaz[ettes] q[ui] sont sy bonnes pendant la veillée.» Ils sont abonnés au Mercure suisse (1732-1782), à la Gazette de Berne (1689-1788) et au Mercure de Hollande (1686-1782). Une dépense considérable, qu’ils assument en se regroupant en «sociétés». Ils se partagent ainsi les frais et les journaux, qui circulent de l’un à l’autre. «Nous avons ete à la Cure pour resoudre pour les Gazetes je les prendrai le vendredy a 7 heure & les remetra[i] au Justicier Perret le Mercure Suise prendra la même Route & celui dHolente [Hollande] le rebour » détaille Abram Louis Sandoz, le 22 décembre 1744.
Caroline Calame, avec la collaboration de Diane Skarstounis
Le livre de raison de Jaques Sandoz est conservé à la Bibliothèque de la Ville du Locle. Ceux d’Abram Ducommun, d’Abram Louis Sandoz et de David Pétremand à la Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds. Celui de Daniel Sandoz aux Archives de l’État de Neuchâtel.
Un sujet, deux expositions
Les livres de raison font l’objet de deux expositions temporaires intitulées «Des fantômes aux musées: écrits quotidiens aux 17e et 18e siècles». Elle se tiennent jusqu’au 1er mars 2020 au Musée paysan et artisanal à La Chaux-de-Fonds et aux Moulins souterrains du Col-des-Roches au Locle.
Pour en savoir davantage:
Philippe Henry, «Visions du crime et de la justice dans quelques écrits personnels du XVIIIe siècle», Musée neuchâtelois, 1996, p. 241-261.
Michel Schlup, «La lecture et ses pratiques dans la Principauté de Neuchâtel», Musée neuchâtelois, 1996, p. 263-272.

Quand les Romands font leur histoire...
Vu les deux expositions. Je vous les recommande
Excellente initiation. Un autre ouvrage à consulter sur ce thème : " Pour une histoire de la vie ordinaire dans le pays de Neuchâtel sous l'ancien régime. Plaidoyer pour une étude des mentalités à partir des écrits personnels". Cahier de l'Institut neuchâtelois 25 - Éditions Attinger , 1994