Ouchy et ses ânes académiques
Pendant des siècles, des cortèges d’ânes assurent le transport de matériaux de construction du port au cœur de Lausanne. Ils sont accueillis à Saint-François par une exclamation: «Tiens! Voici l’Académie d’Ouchy!»
Depuis huit décennies, trois ânes de bronze s’abreuvent à une fontaine moussue d’Ouchy, à quelques pas des enrochements du Léman lausannois.
La fontaine des ânes à Ouchy. Photo: Nicole Chuard.
Cette sculpture qui fait face au débarcadère avait été offerte à la Ville de Lausanne en 1937 par Édouard-Marcel Sandoz (1881-1971), un artiste animalier inspiré par l’Art nouveau. Ce fils du fondateur de la firme chimique bâloise du même nom – avant qu’elle ne devienne Novartis – s’était initié au bronze et à la taille directe de la pierre à Paris. Festonnée de buis, sa ronde-bosse «oscherine» se cisèle aussi de tournesols et de cloches à feuilles d’acanthe. Une énigmatique légende gravée la surmonte: «En souvenir de l’Académie d’Ouchy». Elle renvoie à des lavis sépia du XIXe siècle, représentant des écuries asiniennes qui assuraient le transport de matériaux de construction entre les pontons du Léman et le centre de la ville.
Deux ânes dans les hauts de Lausanne à la fin du XVIIIe siècle. Gravure colorisée de Christian von Mechel et de François Hubert. Collection Gugelmann. Bibliothèque nationale suisse et Wikimedia Commons.
S’il s’intensifie au début du XIXe siècle, quand Lausanne sort de ces murs et a besoin de beaucoup de pierres et de sable, cet usage remonte au moins au XVIe siècle comme l’atteste un procès de 1564. Dix-sept ânes chargés de sable et mal surveillés par quatre âniers entrent dans un champ. Ils dévorent le blé en herbe. Le propriétaire et les surveillants négligents s’invectivent. La justice condamne les âniers à fournir 100 sacs de sable en compensation.
C’est par des barques à voiles que des bateliers meillerons de Savoie affrontaient les douze vents du Léman pour convoyer jusqu’à la rive suisse des blocs de pierre siliceuse gris-bleu et du sable extrait de la carrière de Haute-Savoie. Et dans le regard opalin des ânes du petit port d’Ouchy perlait déjà la crainte d’un calvaire: une montée sur des sentiers herbus, escarpés, jusqu’aux quartiers centraux de Lausanne. À leur arrivée sur le plateau de Saint-François, ils étaient accueillis par des sifflements railleurs, et ce cri alors mortifiant: «Tiens! Voici l’Académie d’Ouchy!»
Les ânes d’Ouchy, peu ou pas représentés quand ils officiaient, dessinés par Marcel Vidoudez dans la Feuille d’avis de Lausanne du 11 avril 1953. Scriptorium. Bibliothèque cantonale et universitaire, Lausanne.
Le choix des ânes à Lausanne s’explique par la forte déclivité, rendant illusoire le recours à des chariots attelés de bœufs. La mise en service en 1879 du funiculaire reliant Ouchy à la gare et au Flon assura un transport plus rationnel et plus économique des marchandises. Elle marqua la rapide disparition de ce cortège incessant. Jusque-là, la communauté anglaise de Lausanne avait organisé chaque année une course d’ânes à Beaulieu. Ces bêtes de somme, peu habituées à être montées, offraient, dit-on, un spectacle qui assurait le rire d’un public venu nombreux.
Le nom de l’âne procède du latin asinus, lui-même probablement dérivé du sumérien anshu, qui a donné l’italien asino, asno en Ibérie, ase en Provence. Simplement âne en France, ou à Bioley-Orjulaz, près d’Échallens, où, il y a vingt ans, on le sanglait encore d’un bât à arçons. Un dispositif permettant le port de charges qui lui meurtrissait les flancs s’il était mal fixé. De cet appareillage nous reste une locution s’appliquant aux humains: «Là où le bât blesse», soit là où est le problème… Mais chez l’âne, la souffrance s’exprime rarement, ou alors en larmes apparentes, et quand à bout de souffle il ralentit, on le dit «forte tête», rebelle. Alors on l’échine à coups de canne jusqu’à ce qu’il accélère, et que sa docilité soit paradoxalement qualifiée d’imbécillité, voire de crétinerie. Or oui, c’est un imbécile: du latin imbecillus, désarmé, «sans bâton» - donc incapable de rendre les coups qu’il reçoit! Et c’est un crétin, mais dans l’étymologie franco-provençale du terme, un synonyme de chrétien désignant l’idiot du village: un être digne de protection. Il évoque encore l’expérimentation légendaire du philosophe scolastique du XIVe siècle Jean Buridan sur son âne Aliboron, qui mourut de faim et de soif pour avoir longtemps hésité entre manger de l'avoine et boire de l’eau. Comme quoi l’indécision, donc le doute, serait une bêtise, une «ânerie»…L’âne serait notre cousin pauvre, en tout cas celui du Ravi, le santon qui le côtoie dans les crèches de Noël en levant béatement les bras.
Les âniers d’Ouchy qui harcelaient le pauvre baudet ne se doutaient pas que, en 1860, une comtesse de Ségur née Rostopchine enchanterait les lectures enfantines en réhabilitant la maudite bête. Sous les traits d’un Cadichon alerte et pétillant, elle lui attribue des mémoires révélant une intelligence supérieure à celle des hommes: une qui ne descend pas du cerveau mais remonterait du cœur. Son «hi-han» de réputation disgracieuse y prend un tour affectueux.
Gilbert Salem
Et encore à propos des ânes
Une autre Académie des ânes
Dans la localité de Pretin du Jura français, proche de la frontière suisse, fut créée en 1740 une Académie des ânes qui préfigura celle d’Ouchy. Au Moyen-Âge, des sauniers en élevaient pour le transport du sel de Salins-les-Bains. Ne bénéficiant plus de prébendes de leur commerce, des moines organisèrent une loterie aux offrandes où le plus valeureux donateur, après avoir bravé des épreuves burlesques, devenait solennellement «académicien» en se faisant coiffer d’un bonnet asinien en peau de chèvres. Comme à Lausanne, la tradition prit fin à la fin du XIXe siècle.
Les ânes écoutent
Dans le Conteur vaudois de 1903: «Sur la route d’Ouchy, un gamin, qui conduit un petit âne, siffle à s’époumoner. Un vieux monsieur, impatienté l’interpelle: Dis donc, est-ce toi qui siffles ou si c’est ton âne? – C’est moi, Monsieur; les ânes écoutent.»
Une renaissance
Le 29 septembre à 14 heures, le public est invité à marcher dans les sabots des ânes d’Ouchy, en suivant un âne, un ânier et deux musiciens ambulants. Le cortège où les enfants sont admis dès six ans s’ébranlera de l’esplanade de la Cathédrale de Lausanne et arrivera à 16 h 30 devant la fontaine des ânes à Ouchy.
En voyant arriver la Nouvelle Académie d’Ouchy, on pourra s’exclamer à juste titre: «Tiens, voici l’Académie d’Ouchy!» L’expression pleine de moqueries, est entrée rapidement dans l’usage: «Tu vas finir à l’Académie d’Ouchy», menaçait-on les cancres du canton de Vaud, avant de les mettre au coin coiffés d’un bonnet d’âne. Pourtant, une pertinente sagesse populaire pourrait transformer la la société, la rendre plus simple, plus vivante, plus créative et plus conviviale. La Nouvelle Académie d’Ouchy se propose d’interpeller notre communauté en ce sens.
Pour ce faire, elle aimerait offrir une vitrine et un cadre pour éditer des histoires de vie permettant à des personnes de tout bord de s’exprimer. Elle envisage de «célébrer» la mémoire de quelques «illustres inconnues ou inconnus» par des conférences, témoignages et événements originaux. L’idée est aussi de favoriser la recherche de l’état de poésie qui demeure en chacune et chacun de nous et permet de se relier à soi, à l’autre et à la nature de manière efficace et durable. Alors les «académiciennes» et les «académiciens» seront agents de transformation et d’enracinement en ce monde en train de perdre dramatiquement la raison et sa mémoire.
La structure de l’Académie se veut toute simple. Nous travaillerons si possible sans contrat, ni salaire, ni propriété ou bureau. Les projets s’adapteront aux divers lieux d’action selon les circonstances et se feront dans la lenteur, l’obstination, l’humour et la patience légendaires des ânes et âniers de l’Académie d’Ouchy…
Pierre Dominique Scheder
Pour en savoir davantage:
Serge Farissier, L'âne, Chamalières, 2007.
Élisabeth Svendsen, La petite encyclopédie de l'âne, Paris, 2011.
Un âne ne peut vivre heureux sans un autre !
Ces ânes de « l’académie D’OUCHY », forçats du travail méritaient bien une fontaine pour s’y abreuver. Histoire que je ne connaissais pas. Petites ma soeur et moi pouvions nous balader sur de petits chariots à pédales tirés par un cheval( ou peut-être un âne?) Nos parents les louaient devant le château d’Ouchy.