Ernest Ansermet sur sa vie - Les «Ballets russes», découvrir l'Amérique avec Diaghilev (4/6)
Ernest Ansermet sur sa vie - Les «Ballets russes», découvrir l'Amérique avec Diaghilev (4/6)
Description
Pour une courte introduction à cette causerie tenue par Ernest Ansermet le 15 mai 1965, voir le descriptif du premier fichier audio de cette série.
La transcription du texte cité ci-dessous a été un peu arrangée, et j'ai inséré quelques sous-titres caractérisant les divers points-forts de la causerie.
Épisode précédent: Lacerda et le Kursaal de Montreux, Strawinsky, la Guerre de 1914
Les Ballets Russes...
"[...] À ce moment-là, les Ballets Russes avaient aussi interrompu leur activité. On ne peut pas se rendre compte de la révolution qu'a été, en 1908, l'arrivée des Ballets Russes à Paris, parce qu'elle a eu des répercussions fantastiques. On vivait jusque-là dans des mobiliers gris, ternes, ennuyeux, dans des décors de théâtre déteints. Tout à coup sont arrivés les Ballets Russes avec Shéhérazade, Carnaval, le Prince Igor et les décors de Bakst, les costumes de Bakst où il y avait un canapé vert avec un coussin rouge, avec des violets, des oppositions de couleurs tout à fait franches, et très violentes.
Cela a modifié le goût, et instantanément on a vu partout changer les costumes, changer les habitudes, changer tous les goûts.
Les Ballets Russes avaient fait fureur à ce moment-là, mais avec la guerre, ils ont dû arrêter leur activité. Diaghilev s'était réfugié en Italie. Un jour, il vient en Suisse, pour voir Strawinsky et lui dire qu'il a un contrat avec l'Amérique pour la saison 1915-1916, et qu'il cherche à y aller. Or, nouveau hasard, son chef d'orchestre, Monteux, était sous les armes. Alors Strawinsky lui dit: Mois j'en ai un pour toi, et il lui indique mon nom. Diaghilev vient à Genève, où je dirigeais les concerts d'abonnement à la suite de Stavenhagen; je lui ai convenu et il m'a demande d'aller faire cette tournée en Amérique. [...]"
Première saison avec Diaghilev...
"[...] Jusqu'à ce moment-là, le Comité des Concerts d'abonnement de Genève avait beaucoup hésité à m'engager. Mais lorsqu'on sut que j'avais été engagé par Diaghilev, on a prononcé ma nomination aux Concerts d'abonnement comme successeur de Stavenhagen! Ce fut ma première saison avec Diaghilev, et ça n'a pas été pour moi chose facile. Car si j'avais connu Strawinsky et vécu avec lui, dirigé l'Histoire du Soldat, si je connaissais ses oeuvres, je ne connaissais pas le reste du répertoire de Diaghilev. Je n'avais jamais vu les Ballets Russes, parce que je n'avais jamais pu aller les voir à Paris. Et tout d'un coup, je me trouvais dans l'obligation d'aller en Amérique faire une saison qui allait durer centcinq jours, où nous devions donner 105 spectacles dans 18 villes différentes, avec un immense répertoire: J'ai dû me mettre dans la tête toutes ces partitions en un clin d'oeil. Diaghilev m'a expédié quinze jours avant la troupe pour aller à New York préparer l'orchestre. J'ai trouvé un orchestre magnifique avec lequel nous avons fait la saison. Ce fut naturellement un très grand travail, mais très intéressant, parce que c'était la première fois qu'en Amérique on jouait des oeuvres de Strawinsky, et même beaucoup d'oeuvres russes, que jusque-là, on ne connaissait pas. [...]"
Une petite aventure...
"[...] J'ai eu deux petites aventures au cours de cette tournée que je veux vous raconter, parce qu'il s'agit de médecins. Nous avions donné des spectacles à Minneapolis, dans une salle qui était destinée à des matches de boxe, et qui pouvait contenir quelque chose comme 10'000 personnes. On avait arrangé une scène pour que l'on puisse donner le spectacle. Mais comme c'était au gros de l'hiver, il y faisait 14° au-dessous de zéro, il y avait des courants d'air épouvantables derrière cette scène, des courants d'air dans lesquels je devais rester pendant les entractes.
De telle sorte que quand nous sommes sortis - on prenait le train pour Saint-Paul, où on devait arriver, le lendemain matin - j'ai eu toute la nuit une fièvre qui montait de plus en plus: arrivé à Saint-Paul, j'étais tellement peu bien que j'ai cru ne pas pouvoir sortir du train. Mais j'ai pris mon courage à deux mains, j'ai ramassé mes bagages et sauté dans un taxi pour me conduire à l'hôtel. Mais lorsqu'à l'hôtel on est venu apporter mes bagages dans ma chambre, on m'a trouvé par terre évanoui. Alors on a fait venir un médecin immédiatement; il a constaté une très forte fièvre, une angine violente, et il m'a dit tout de suite: Il n'est pas question que vous sortiez de votre lit pendant au moins une semaine. J'ai acquiescé du bonnet, mais le médecin était à peine parti que j'entendais, derrière la porte, Diaghilev (il se gardait bien d'entrer dans la chambre, car les Russes ont une terreur de la maladie) qui me criait: Ansermet, vous n'allez pas me faire faux bond ce soir. Alors je lui dis; Mais non, comptez sur moi, mais faites mettre un fauteuil devant mon pupitre.
Le soir, je suis parti en taxi, il fallait aller de Saint-Paul à Minneapolis. Il y a une certaine distance entre les deux, mais quand je me suis assis dans mon fauteuil, devant mon pupitre, j'ai senti une main se poser sur mon épaule. C'était mon docteur qui m'a dit: Je suis là, n'ayez pas peur, je vous surveille. [...]"
Une deuxième aventure, le président Wilson...
"[...] Une autre aventure est celle qui m'est arrivée à Washington. Nous avions une grande soirée donnée au profit de la Croix-Rouge, et tout le corps diplomatique devait assister à ce spectacle, y compris le président Wilson. Diaghilev m'avait recommandé d'être à mon pupitre très tôt, pour pouvoir jouer l'hymne national à l'entrée du président Wilson. J'étais prêt, j'étais au pupitre, lorsque tout d'un coup un machinisme vient à la porte de l'orchestre et me dit: Monsieur Diaghilev vous demande d'urgence sur la scène. Il n'avait pas compris ce qu'on lui avait dit. J'ai cru que c'était vrai, je suis sorti, je suis monté sur la scène. Une fois sur scène, je n'ai pas vu Diaghilev; mais à ce moment-là j'ai entendu l'orchestre qui commençait tout seul l'hymne national. Alors, affolé, je me suis précipité hors de la scène pour aller rejoindre mon poste. Je ne pouvait y aller qu'en passant par la salle. A ce moment-là j'ai renversé quelqu'un dans le couloir; c'était le président Wilson. Je lui suis rentré avec la tête dans le ventre, c'était épouvantable!
Enfin, le reste de la saison ne s'est pas trop mal passé.
Après notre saison de Ballets russes en Amérique, nous avons rejoint l'Espagne: c'est le seul pays où l'on pouvait aller, et Diaghilev espérait pouvoir y donner des spectacles. À ce moment là, c'était dangereux parce que, vous le savez, les sous-marins allemands sillonnaient les mers. Nous avons dû prendre un bateau italien qui partait pour Cadix; nous étions les seuls sur ce bateau, qui faisait du transport de marchandises, ou des choses comme ça, mais où il y avait de quoi loger des gens. Je n'oublierai jamais cette traversée, parce qu'il fallait toujours être à côté de Diaghilev et lui tenir la main: il avait une terreur de la mer telle que c'était le premier voyage et le dernier qu'il ait fait, une terreur épouvantable. Il faisait tellement chaud qu'on passait les nuits sur le pont, sur des fauteuils, et il fallait être à côté de lui, Massine d'un côté et moi de l'autre, et l'encourager pour lui montrer qu'il n'y avait pas de danger. Bref, nous avons fini, sans encombre, par arriver à Cadix. Et lorsque nous avons débarqué, nous avons vu Diaghilev s'agenouiller et baiser la terre, en bon Russe qu'il était. [...]"
La suite: L' Espagne, rencontre avec Manuel de Falla.
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