"Mon grand-père Rigobert et moi"

"Mon grand-père Rigobert et moi"

1956
Album Christian Melly
Pierre-Marie Epiney

Sur cette image Rigobert Melly (1897-1964), le dernier charron d'Anniviers, et son petit-fils Christian (*1954), devant son atelier à Vissoie. Environ 1956.

Christian Melly a les yeux lumineux et un peu humides lorsqu'il évoque son grand-père : il se souvient de la montée à pied au mayen de Zinal comme un chemin de croix [bien agréable au demeurant] avec les traditionnels arrêts que constituaient la Chapelle de la blanche Pierre à Ayer et la Chapelle au sommet du raccourci avant Mottec. Il évoque aussi les soirées qu'il passait en compagnie de Rigobert et de sa grand-maman Emilie (1897-1979).

Enfin, le retour à pied à Vissoie (mêmes haltes) avec le passage obligé à la cave, "lui, un verre du tonneau à la main et moi un verre de Provinor [jus de raisin sans alcool : un des produits phares de la maison Provins]. "Il me remettait une pièce de cinq francs".

"Il est mort au mois de mai 1964 le mois de mes 10 ans."

Voici quelques larges extraits du magnifique portrait brossé par Aloïs Theytaz (1909-1968), le préfet-poète, dans un article intitulé "Comment le Seigneur choisit un jour de fête pour honorer le dernier charron d'Anniviers"

caricature de Rigobert Melly par Alfred Wicky :

notrehistoire.imgix.net/photos...

[...] Avant son homélie qui nous fit voir l'assemblée des Apôtres saisis de toutes les espérances, le curé avait dit ces mots simples :"Il n'est pas d'usage de prononcer ici d'éloge funèbre, mais nous devons une pensée particulière à la mémoire de Rigobert Melly qui fut notre précieux auxiliaire dans cette église et un ancien magistrat exemplaire. Je recommande son âme à vos prières."

[...] Ce qu'il y avait d'officialité autour du convoi rappelait seize ans de magistrature au sein du "Cordon de la Justice" et près d'un demi-siècle dans la musique de cette bourgade capitale.

Je ne songeais plus qu'au dernier charron d'Anniviers que l'on allait porter en terre à ce pan de vie qui s'était écroulé comme l'angle vétuste d'un édifice qu'on ne relèvera plus.

Son père que l'on appelait que "le charron Melly" lui avait appris à polir des pièces parfaites pour les voitures à chevaux, pour les chars du nomadisme et ces luges à deux bras bien lisses pour le dévalage des foins, des bois et du "fruit" de l'alpage.

Je vois encore des moyeux tout étincelants et des roues suspendues à l'atelier, qui attendaient que le maréchal eût le temps de procéder aux ferrages. Enfants, nous regardions ébahis la scie à ruban, le tour et l'établi d'où s'envolaient des copeaux drus comme des esquilles de fromage vieux, et cette poussière parfumée qui s'entassait en petits cônes sous les machines désuètes. Nous pensions à ces amas de cirons qui tombaient des râteliers chez les paysans cossus qui thésaurisaient de nobles pourritures dans les caves et les greniers.

Le "vieux charron Melly" répondait à nos questions par des facéties qui nous laissaient dans toutes les perplexités. Longtemps j'ai cru qu'il martyrisait un oiseau dans la moelle d'un cerisier au bout d'une mèche qui grinçait atrocement. Il riait sous cape, en l'occurrence une moustache grise qui n'en finissait plus de s'étendre.

Le vicaire Hoiler, dont on parlait beaucoup dans mon enfance et qui était parti depuis longtemps pour son diocèse de Genève, lui avait dit un jour :

- C'est un métier bien difficile que vous exercez là.

- Oh ! non, non, pas tant difficile, mais quand même. J'avais une fois un apprenti qui n'a pas réussi son examen. Après, il est "venu" curé.

J'imagine que la stridence de la scie à ruban sur le petit rire rauque du charron Melly a dû couvrir une prudente retraite sacerdotale...

Son bois était sec et dur comme de l'os, le frêne surtout. Le polissage incitait à la soif. Les paysans s'acquittaient volontiers en nature, ce par quoi il faut entendre le "guet", la rèze et l'humagne. Après quelques années de ce régime guilleret, on peut courir tout droit à la ruine ou à l'abstinence. La philosophie du vieux charron fit trancher le dilemme par l'admission de cette dernière alternative. C'est vers la sobriété que l'exemple inclina son fils Rigobert, mais celui-ci eut assez de sagesse pour élever son vin avec délicatesse et le boire avec mesure. Aussi haussa-t-il à l'aménité une nature qui était plutôt portée à la gravité et à la rigueur.

D'une douzaine d'années mon aîné, il fut mon parrain de confirmation, ce qu'il n'eut garde de me laisser oublier. J'avais servi sa messe de mariage et il me le rendit en assistant au mien en qualité de témoin. Ainsi s'imbriquent les hasards et les situations d'une vie villageoise et se nouent des liens indéfectibles.

Dès que je pus tenir une plume, il me suivit pas à pas. Son indulgence m'en loua trop souvent et sa rectitude ne m'en gourmanda pas assez. Je lui ferais de la peine aujourd'hui en lui disant que tout cela ne me fut moins sensible que ses premières années dans l'artisanat local, alors que j'étais encore écolier. La cour de récréation venait buter contre le raccard où il séchait ses rondins et ses carrelets et son atelier n'était qu'à un jet de pierre de nos ébats.

Je ne sais si c'est par une très pardonnable vanité ou pour prévenir un bris de vitres qu'il sortait alors de sa boutique en faisant rouler sous sa main une roue toute neuve. Ce bois éclairait toute la ruelle comme s'il avait amassé du soleil dans ses rayons. Rigobert Melly s'en allait ainsi deux ou trois fois la semaine vers la forge du maréchal-ferrant. Le destin d'un petit monde semblait lié à cet artisanat interdépendant et complémentaire. Autrefois l'ambulant comme l'étameur et le cordonnier, il affirma la prospérité ambiante en devenant sédentaire.

Né vers le milieu du siècle dernier, le charron Jérôme Melly et le maréchal Frédéric Kittel paraissent avoir été les premiers artisans établis à demeure. On cite cependant un Christian Zuber, de l'ascendance de Rigobert Melly, qui avait contribué comme forgeron à la réfection de l'église de Vissoie en 1809. Le défunt aimait à rappeler cet ancêtre dont il avait gardé quelques papiers. Voici la transcription d'un passage :

"Mémoire de travo fait pour la nouvelle église de Sainte Aufémie... pour hataché le crucific, 5 batz; fait le tenon pour la Notre Dame, 1 batz; Feremente pour le grand Crussifis, 6 batz", etc.

La belle époque que celle de la construction des hôtels et du trafic routier qui s'en suivit, jusqu'à l'apparition des services réguliers par camions et cars postaux. Dès lors les branle-bas autour des enclumes cessèrent bientôt leurs martèlements sourds sur les grosses pièces incandescentes qui éclaboussaient de leurs étoiles filantes toute une pénombre de ferraille. La forge centenaire verrouilla pour toujours ses battants recrus de lassitude, voici bien le quart de siècle. Une autre, beaucoup plus récente, de Germain Crettaz, tintinabule encore sur la serrurerie d'art rustique.

Si Rigobert Melly n'adhéra jamais entièrement aux formules de rechange, ce n'est certes pas par manque d'imagination. Son intelligence concevait l'inéluctable, mais son cœur se retint toujours de la suivre absolument. Comment aurait-il récusé son enfance, puis cet art bien appris où s'inscrivirent longtemps sa rectitude et le secret accord entre une âme sans détour et une oeuvre sans faille ?

Il dut en coûter beaucoup à cet artisan de se spécialiser ensuite dans la production d'outils de campagne, ce qui rompait avec la recherche et la difficulté. Et cela d'autant plus que lorsqu'il lui arrivait de se présenter avec quelque retard à la répétition de musique, il se trouvait toujours quelqu'un pour ironiser : "Il a encore dû faire un manche de pelle !"

La paysannerie, à son tour, requit de moins en moins le concours de Rigobert Melly. Il meubla désormais des chalets de vacances en tables et chaises aux lignes impeccables, taillées dans du bois noble et durable. Entre temps, il faisait ses foins et cultivait ses champs.

Deux jours avant la dernière Pentecôte, il achevait d'ensemencer une pièce de terre. Une dernière pelletée avait ajusté ce labour comme un plateau de cerisier qui aurait passé sous le rabot ou la ponceuse. Avant de ravir son âme pour l'éternité, le Seigneur lui avait laissé le temps de contempler son ouvrage et de faire monter sur un visage de gravité l'épanouissement d'un coeur apaisé.

Il est tombé sur l'outil sorti de ses mains, à la lisière de l'un des derniers champs cultivés.

Ainsi la mort elle-même aura été mise au défi de le surprendre à quitter son ouvrage avant que de l'avoir parfaitement accompli.

Une tombe s'est refermée une fois de plus sur un pan d'âme artisanale et paysanne qui ne revivra plus que par le souvenir.

Mais pourquoi était-il fête ce jour-là ?

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Pierre-Marie Epiney
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1 avril 2020
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