La voiture du Général

1 mai 1955
Lausanne
Daniel Rupp

La mémoire est un outil utile. Elle permet d’enregistrer des erreurs et ainsi elle aide à ne pas les renouveler. Pour lui inculquer un souvenir durable, il est efficient d’associer une action à un événement. Cette technique est, en quelque sorte, une activation kinesthésique des canaux sensoriels. Dans les années cinquante, on appelait cela « une baffe ».

C’était un jour de printemps de mille neuf cent cinquante et des poussières. Il y avait une « Traction » garée devant les Faverges 16. On la surnommait de cette façon, car elle était une des premières voitures propulsées par une traction avant. C’était un véhicule qui avait de sacrées lettres de noblesse. Elle était la bagnole emblématique des résistants français du FFI, la partenaire de Jean Gabin ou de Lino Ventura dans plusieurs films. Elle fut même la berline du général De Gaulle ‼ Elle attendait aux Faverges. Elle trônait là, superbe, comme si elle exhibait les courbes d’Anita Ekberg. L’oncle André était venu de Paris nous rendre visite à Lausanne, et l’avait parquée devant l’entrée. Elle était la seule automobile dans la rue.

L’oncle André était un personnage. Il était le frère de ma grand-mère. Jeune adulte, il avait quitté son canton de Vaud, pour donner « un coup de main » aux français qui allaient se faire envahir par des prussiens coiffés de casques à pointe. C’était la première guerre mondiale. Après la guerre, il avait fini par s’établir à Paris. Dans une cour intérieure de l’avenue Aristide Briand, il avait installé un garage et s’était improvisé mécanicien. Après la seconde guerre mondiale, il bricolait essentiellement des Citroëns. De plusieurs épaves, il tirait des engins capables de rouler dignement, voire de faire illusion. C’était avec une de ces illusions qu’il était venu nous rendre visite à Lausanne.

Il était pareil à lui-même, enveloppé dans sa bonhomie naturelle. Du haut de mes trois pommes, il me semblait monumental, de taille encombrée. Une paire de bretelles s’accrochait fermement au pantalon sous le surplomb ventru. Un visage rond et souriant.

Deux sourcils et une moustache, tous trois en accent circonflexe. La bouche entrouverte, il poussait un léger sifflement qui accompagnait son souffle régulier. Sur son visage, un « fond d’écran » souriant, il respirait la « zénitude ». Après deux guerres mondiales, c’était le moment ! Il s’était acheté une petite maison en pierre au-dessus d’une plage en Normandie, avec vue sur la liberté retrouvée. En été, j’allais en vacances chez lui. Nous descendions souvent sur la plage pêcher des crustacés de toutes sortes. Je montrais fièrement ma prise. Il l’admirait tendrement. Il soulevait les trois circonflexes de son visage et riait doucement. Nous mangions des moules jusqu’à satiété, jusqu’au jour où je me mis à vomir. Depuis, je ne voulus plus aller à la pêche aux moules.

Le plus étrange était, non pas sa passion pour les courses de chevaux, mais sa façon de participer aux tiercés. Il suivait les performances des chevaux sur des journaux spécialisés, mais pariait systématiquement sur des canassons dont la cote était au plus bas. Il expliquait que, si par chance les tocards gagnaient dans l’ordre, le gain serait sans rapport avec sa modeste mise, puisque personne ne pariait sur eux. Je ne l’ai jamais vu gagner quelque chose. En réalité, sa pensée n’était pas très différente de celle de Blaise Pascal qui disserta sur la notion de gain mathématique. S’il n’avait pas lu les pensées du Janséniste, il n’en partageait pas moins la philosophie. Il la partageait même à tel point que, accoudé au zinc du Bar-tabac du coin, il déchirait son ticket PMU avec le sourire, satisfait d’avoir perdu si peu d’argent. (Relisez Blaise Pascal, vous trouverez la similitude saisissante). Alors que je buvais mon Orangina, il avalait d’un trait sa Suze. Annie Cordy chantait les exploits de Davy Crocket sur le jukebox. C’était le point final d’une aventure que nous avions vécu tous les deux au bord d’un champ de courses.

Nous avions terminé le déjeuner. J’étais allé jouer dans la rue et l’oncle André discutait avec mes parents dans la cuisine. Tout à coup, il se leva d’un bond, sa chaise vola contre le mur et il se précipita dans le corridor de la maison. Alors qu’il regardait par la fenêtre, il venait de remarquer que la traction du général De Gaulle s’était mise en route avec moi-même au volant ! L’avenue des Faverges était en pente et la voiture de l’oncle André était soumise aux mêmes lois de la physique que tout un chacun. L’attraction terrestre attirait la traction au point le plus bas de la rue occupé par un kiosque. Elle accélérait inexorablement vers le petit pavillon, dans lequel la mère Michelle et son chat assistaient impuissants à l’agression d’une voiture folle. Coincée entre les sugus qu’elle vendait au détail et la Feuille d’Avis de Lausanne qu’elle vendait d’ailleurs également au détail, elle n’avait jamais vécu une telle situation. C’est alors que l’oncle André déboula au galop. Il prouva qu’un vieux bourrin pouvait être plus rapide qu’un pur-sang sur un champ de courses. Il suffisait qu’il prenne le mord aux dents. C’était une question de motivation et la motivation de l’urgence lui avait explosé à la figure ! Il dépassa la portière-avant, ce qui était nécessaire puisque sur ce modèle la portière s’ouvrait d’avant en arrière. Il l’ouvrit, se laissa happer, m’éjecta sur le siège passager, appuya sur la pédale et tira le frein à main. La cavalcade de ce brave homme de plus de cent kilos avait été stupéfiante. À l’arrêt, de la bouche ouverte, le sifflement de sa respiration se fit plus fort que d’habitude. Il se tourna lentement vers moi. C’était le moment de l’activation kinesthésique des canaux sensoriels. Il lâcha le frein à main, la main s’éleva au-dessus de moi, mais, au lieu de s’abattre violemment comme l’aurait fait la main de Madame Rouiller la maîtresse de deuxième, elle se posa doucement sur mon cuir chevelu et ébouriffa ma crinière. Sur son visage, les trois circonflexes s’étaient soulevés et, riant doucement, il m’entraîna hors de la voiture. C’était l’heure de la Suze et de l’Orangina !

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Daniel Rupp
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