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Brumaire Savoisien

  • A l'occasion du 410e anniversaire de L'Escalade, retour sur l'auteur genevois Charles-Albert Cingria (1883 - 1954), qui dans son récit «Brumaire Savoisien», évoque au détour d'une fresque champêtre, la marche silencieuse, suivie du retrait déconfit, des troupes du duc Charles-Emmanuel de Savoie lors de la fameuse attaque avortée de Genève, dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602.

  • (...) On sait que c'est par là, donc par cette ancienne route qui est dans l'herbe, que maintenant il faut deviner, que passèrent les Savoyards résolus à prendre Genève que de cet endroit on voit effectivement; et ils s'acheminaient, faisant glisser leurs longues échelles perfectionnées. (…) C'est donc là que passèrent les soldats du duc pour aller prendre cette ville, faisant peu de bruit, afin de n'éveiller point l'attention de personne qui pût aller prévenir les gardes. Et c'est par là qu'ils revinrent, égrenés, mal pansés, maugréants et fuyants; sans leurs échelles, cette fois ; avec de pauvres quinquets dans leurs doigts morts. Ils passèrent par cette combe, près de ces pierres, dans l'eau; le long de ces haies pleines de prunelles. Avec leurs maillets, leurs arquebuses, leurs piques, une ou deux vieilles roses fumantes et glapissantes la nuit dans leur détresse; leurs moustaches et leurs nez allongés sur leurs collerettes. Le paysage ne peut avoir changé. (…) Il y eut donc cet évènement; jamais d'autre depuis des siècles sur cette route devenue d'herbe. Leur passage avec ces quinquets assourdis et leurs échelles glissantes et leur montures aux pieds pour le silence dans la hâte de cette ville à prendre; puis leur retour, après trente heures: ces mêmes faces qu'on connaissait, qui se connaissaient, qui se cherchaient, qui ne se retrouvaient plus au compte exact. Parce qu'il est beaucoup plus facile de dire qu'on va prendre une ville que de le faire, et que souvent on se trompe, ce qui est d'une portée incalculable pour l'avenir qui est aujourd'hui pour nous d'actualité. Cette ville où les rues basses n'ont cette odeur de miasme de lupanar que parce qu'on ne l'a pas encore détruite ni changée en son logos qui fait qu'elle reste ainsi. Elle n'est donc ni plus neuve ni plus riche ni plus cossue, ni plus propre, ni plus hygiénique, ni plus instruite, mais textuellement demeure. Si ces soldats - ces faces qui se consultaient de nuit tandis que ces sacs(1) s'esclaffaient de rire l'un sur l'autre - avaient réussi, et qu'une marmite (une vraie à faire cuire la soupe) n'était pas tombée dans l'acte d'atteindre un casque de l'homme qui montait pour redescendre et courir assassiner les gardes et finalement ouvrir la porte, un emploi différent et pour toujours de cette ville et de ses têtes et de son accent aurait désaxé le rapport et détruit dans ce qu'elle envoie de pestilentiellement salubre à l'univers.

  • (1) Evoquant ailleurs dans son texte, des sacs de poires disposés sous les arbres le long de la route, Cingria suggère ici, sans doute plus par malice que par souci de vraisemblance, qu'ils étaient déjà présents lors du passage des soldats, quelques trois cents ans auparavant.

  • Tout d'abord publié en 1941 dans un recueil intitulé Stalactites, le récit dont sont extraits les passages ci-dessus fut par la suite repris dans l'ouvrage «La fourmi rouge et autres textes» sorti en 1978, soit près d'un quart de siècle après la mort de l'écrivain. Quant à l'ancienne route dont il est ici question, elle est bien difficile à situer. Tout au plus savons-nous qu'elle se trouve en terre savoyarde et qu'elle offre une vue (par la force des choses éloignée) sur la ville.

  • Nombreux furent les historiens et les amateurs passionnés qui tentèrent, à des époques diverses et avec plus ou moins de succès, de retrouver le chemin emprunté par les troupes ducales lors de cette fameuse nuit. Parmi ceux-ci, Jean-Jacques Deriaz, dont les archives d'Etat de Genève s'inspirèrent à l'occasion d'une exposition montée en 2002, pour le 400e anniversaire de l'évènement:

  • http://etat.geneve.ch/dt/archives/itineraire-66-2191-944.html

  • Le chemin de L'Escalade à Champel, passage supposé des savoyards dans la nuit du 11 au 12 décembre 1602 (calendrier julien).

Voir aussi:

http://www.notrehistoire.ch/photo/view/35228/A lire:
Charles-Albert Cingria: La fourmi rouge et autres textes, Ed. L'Age d'Homme, 1978.

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Mauro Bernardi
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6 décembre 2012
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