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Igor STRAWINSKY, Capriccio, Maurice PERRIN, OSR, Ernest ANSERMET, 1945

10 décembre 1945
RSR resp. RTS
René Gagnaux

Igor STRAWINSKY, Capriccio pour piano et orchestre, Maurice PERRIN, Orchestre de la Suisse Romande, Ernest ANSERMET, 10 décembre 1945, Théâtre Municipal de Lausanne

Igor STRAWINSKY sur la genèse de son Capriccio pour piano et orchestre:

"[...] La plus grande partie de l'année 1929 fut consacrée [...] à la composition de mon Capriccio que j'avais commencé vers Noël de l'année précédente. Comme celà m'arrivait souvent, ce travail du être interrompu plusieurs fois à cause de mes déplacements inévitables. [...] Tout cet été-là je travaillai à mon Capriccio et le terminai fin septembre. Il fut exécuté par moi pour la première fois le 6 décembre à un concert de l'Orchestre Symphonique de Paris, sous la direction d'Ansermet. Très souvent sollicité pendant les dernières années à jouer mon Concerto (le nombre de mes exécutions atteignait alors le chiffre considérable de quarante), je crus le moment venu de présenter au public une autre composition pour piano et orchestre. C'est la raison qui me fit écrire un nouveau concerto auquel je donnai le titre de Capriccio comme répondant le mieux au caractère de sa musique. Je songeai à la définition d'un capriccio donnée par Pretorius, le célèbre musicologue du XVIIe siècle. Il y voyait le synonyme d'une Fantasia qui était une forme libre de pièces instrumentales fuguées. Cette forme me donnait la possibilité de faire évoluer ma musique en juxtaposant des épisodes de genres variés qui se succèdent les uns aux autres et, par leur nature, impriment à la pièce le caractère capricieux dont elle tire son nom.

Un compositeur dont le génie se prêtait admirablement à ce genre fut Carl Maria von Weber, et il n'est pas étonnant que, au cours de mon travail, j'aie surtout pensé à lui, ce prince de la musique. Ce titre, hélas ! ne lui fut pas décerné de son vivant. [...]"

cité de l'ouvrage d'Igor STRAWINSKY, «Chroniques de ma vie», 2e partie, Denoël et Steele, 1935

Igor Strawinsky, Paris, juin 1924, Paris En Images, N° du document: 6666-13, © Boris Lipnitzki/Roger-Viollet, Cliquer sur la photo pour voir l'original et plus d'infos

Une très intéressante analyse d'Alfred CORTOT publiée dans «Igor Stravinsky, le piano et les pianistes», La Revue musicale, vol. 20, no 191 (mai-juin 1939), pages 264-308**:**

"[...] L'extraordinaire mobilité de cette composition, si elle justifie dans une certaine mesure le recours invoqué au capricieux génie du musicien d'Obéron, témoigne cependant, et par les traits les plus neufs, de son entière originalité.

Les trois parties qui la constituent, et dont chacune vit sa vie propre, affirme son caractère individuel, dans une totale indépendance de forme et de tendance expressive, s'associent néanmoins en un tout indissoluble, en une oeuvre d'une unité remarquable, grâce à la constante transparence d'une notation merveilleusement équilibrée.

Toutes les ressources y paraissent épuisées d'entre celles qui peuvent le mieux mettre en valeur les qualités matérielles du jeu de l'interprète selon le voeu de Strawinsky, «précision, fini, objectivité parfaite». Ces qualités, nous avons vu que toute son oeuvre les sollicite, lorsqu'il ne les exige point. Mais ici - et davantage encore que dans le Concerto qui peut le mieux nous servir de point de comparaison, étant lui aussi conçu pour le piano et la symphonie - ces parures de l'exécution s'en avèrent l'élément essentiel, ayant à refléter de leurs scintillantes facettes, non seulement la lettre, mais l'esprit d'une poésie musicale particulière.

Le rôle du soliste n'est plus d'y contredire le groupe des instruments, de lui opposer rythmes et mélodies dans une atmosphère de lutte polyphonique où la victoire demeure incertaine et l'horizon mal éclairé. Mais au contraire, d'en souligner les propositions thématiques par mille détails d'ornementation ingénieuse; d'abonder dans le sens d'une mélodie, en lui brodant un revêtement de légère et cristallines arabesques. De même nous l'y verrons s'assouplir, d'un surprenant accord, aux exigences de la tonalité proposée par l'orchestre, et s'y complaire aux jeux amènes de dissonances subtilement assagies et sensibilisées. Une cadence enfin rendue à la variété des accents, à la diversité d'une mesure nombreuse, soutiendra de ses incidences variées un discours musical fluide, spontané et vivant. Bref, le virtuose s'y voit soudain accorder toutes les engageantes prérogatives d'écriture pianistique que certaines des oeuvres précédentes, non moins riches de substance, mais de style plus tendu et de syntaxe plus volontaire, lui mesuraient avec quelque parcimonie.

On ne saurait être surpris que le sens inné du rythme qui a fait de Strawinsky le plus puissant inventeur d'arguments chorégraphiques de notre temps, s'affirme d'un accent exceptionnel dans le premier et le troisième morceau de cette chatoyante fantaisie sonore.

Il est à remarquer toutefois - et l'observation vaut pour l'interprétation de la plupart de ses oeuvres - que dans ces deux mouvements vifs, la sensation de vélocité dépend davantage de la nerveuse précision des attaques instrumentales que de la rapidité fondamentale du tempo. L'une et l'autre de ces deux pièces affectent, au métronome, une allure modérée. Mais par suite du curieux phénomène que je viens de dire, elles déterminent cependant chez l'auditeur, à la condition expresse d'être traduites selon les modalités d'exécution précitées, un constant sentiment de prestesse et d'activité volubile. Il va de soi que le détail d'une orchestration éblouissante, qui n'est plus comme dans le Concerto réduite à la portion congrue des instruments à vent - seule, la participation des seconds violons n'y est pas sollicitée - leur ajoutent d'autre part toutes les vertus du pittoresque et de la couleur.

Et s'il fallait marquer d'un trait les caractéristiques les plus saillantes de ces deux panneaux d'un triptyque sonore, tout entier comblé par les dons d'une heureuse imagination, ce sera pour signaler dans le premier et alerte mouvement initial dont les doubles croches s'empressent d'une joyeuse cadence - la traînante inflexion des bois, par deux fois répétée, au début et comme conclusion, suggérant le contour du motif consonant sur quoi vont broder tous les jeux subséquents d'un séduisant divertissement. Et dans le final, les controverses prestes et serrées d'un agile contrepoint dont les multiples intentions semblent, à l'encontre de toute règle, alléger encore la plaisante vivacité du dessin mélodique. Reste l'Andanle rapsodico, centre de la composition et, à mon gré, son plus significatif ornement. Ici le piano, utilisé comme pourrait l'être un cymbalum, improvise, et presque de la manière que l'on sait aux tziganes, inscrivant dans la trame du thème expressif exposé par l'orchestre les rebondissantes cascades de ses capricieuses paraphrases.

Tout le morceau se poursuivra pour lui dans cette ambiance de fantaisie imaginative, y compris le caractéristique épisode intermédiaire où, sur un rythme de basse mordant et monotone la main droite s'aventure en d'imprévisibles vocalises, attirée par un choix d'intervalles mélodiques qui paraissent se griser de leurs sournoises équivoques. Et comme pour souligner d'un détail typique les particularités d'un style rapsodique, ingénieusement renouvelé des bohémiens, l'orchestre s'y borne à d'incidentes repliques, semblables à celles dont les musiciens nomades ont coutume d'encourager la vagabonde invention du soliste. Puis, après un rappel abrégé du début, une dernière cadence, dans laquelle l'impérieux crépitement des marteaux se mue soudain en caresses effleurées, consécutives à l'ultime évanouissement d'une gamme dont les sonorités se diluent insensiblement, secondées par un curieux procédé technique qui consiste à passer progressivement du staccato au legato.

La conception pianistique de Strawinsky a certes jusqu'à ce jour trouvé dans la réalisation du Capriccio son plus convaincant témoignage de raffinement instrumental.[...]"

Alfred CORTOT «Igor Stravinsky, le piano et les pianistes», La Revue musicale, vol. 20, no 191 (mai-juin 1939), pages 264-308, cité des pages 300 à 303

Première audition publique: Paris, Salle Pleyel, 6 décembre 1929, Orchestre Symphonique de Paris sous la direction d' Ernest ANSERMET, Igor Strawinsky en soliste.

L' enregistrement proposé ici en écoute fut rediffusé dans l'excellente série d'émissions «Poussière d'étoile, Les annales radiophoniques de l'OSR» de Jean-Pierre AMANN, volet «1937».

Comme il est daté du 10 décembre 1945, ceci implique qu'il s'agit d'une prise de son du studio de Radio-Lausanne, faite dans le Théâtre Municipal (réf.: Gazette de Lausanne du 10 décembre, Carnet du jour au bas à droite dans la page 3). Ce concert n'a été donné qu'à Lausanne: dans ces années, l'Orchestre de la Suisse Romande n'avait pas toujours les mêmes concerts d'abonnements à Lausanne et à Genève, peut-être une séquelle de la petite guéguerre des orchestres en Suisse Romande, qui s'était terminée peu avant la Seconde Guerre Mondiale.

Le compte-rendu publié peu après dans la Gazette de Lausanne du jeudi 13 décembre 1945, en page 5, signé "R. de C.", donne les détails de ce concert, 6e de l'abonnement de la saison 1945-1946, avec l'Orchestre de la Suisse Romande, sous la direction d'Ernest ANSERMET, et Maurice PERRIN en soliste:

"[...] Le concert dirigé lundi par M. Ansermet a été bref, substantiel et varié: Il débutait par la Symphonie en si bémol de Schubert, d'une fraîcheur constamment soutenue, que le caractère viennois à la simplicité alliée au sentiment rend particulièrement plaisante. Elle a été fort bien jouée.

Tous les habitués des concerts se faisaient une fête à l'idée d'entendre de nouveau le Prélude à l'après-midi d'un faune sous la baguette d'Ernest ànsermet: son succès a été aussi complet qu'il était en droit de l'escompter. Le prélude n'est jamais mieux dirigé que par lui: avec sa divination des moyens de l'orchestre et son sens profond du langage debussyste, le chef de l'Orchestre romand réussit à créer l'atmosphère d'une après-midi d'aoùt. Il semble que des bulles de chaleur crèvent dans le bleu du ciel: l'auditeur se sent enveloppé par la magie de cette musique, la première peut-être qui dans l'histoire ait rendu sensibles des impressions si subtiles. Ce fut exquis, car Ansermet avait dans les mains l'orchestre qui pouvait le mieux obtenir un tel résultat.

Le programme d'orchestre se terminait par un ouvrage savoureux, de l'esprit créateur et toujours curieux que fut Emmanuel Chabrier: la Suite pastorale. À chaque fois qu'on entend ses ouvrages on est surpris qu'il ait fallu si longtemps pour mesurer quelle place ce génial fantaisiste tient dans la musique française par la richesse et la personnalité de son invention. Avec lui on a toujours l'impression de l'improvisation. N'est-ce pas à Chabrier, d'ailleurs, que Verlaine disait dans un sonnet:

Votre génie improvisait au piano,

Et c'était tout autour comme un brûlant anneau

De sympathie et d'aise aimable qui rayonne?

Le poète n'aurait pu mieux traduire le sentiment du public... Par malheur, cette fantaisie si vivante a fleuri dans une époque où régnait le wagnérisme dont Chabrier fut l'admirateur impénitent, ce qui l'a détourné d'une verve à qui nous devons Espana, La bourrée fantasque et Joyeuse marche. À écouter leur frémissement rabelaisien, comment ne pas penser à ce «Panurge» que le compositeur rêvait d'écrire en collaboration avec Raoul Ponchon?

De la «Suite pastorale» l'Idylle plaît par son caractère mélodique, la Danse villageoise par la truculence de l'Auvergnat qui était si apparent dans le physique de Chabrier, le Sous-Bois par le ruissellement des sons et des timbres précieux, le Scherzo-Valse par l'éclaboussement sonore et parce qu'on a le sentiment d'y rejoindre le plaisir du musicien. L'exécution a été excellente et a ravi les abonnés.

S'il avait voulu prouver la souplesse et la variété de ses dons, le remarquable pianiste qu'est Maurice Perrin n'aurait pas composé autrement son programme; car il a joué ce soir-là les deux ouvrages du piano le plus dissemblables. Dans le Concerto en fa mineur de Bach l'atmosphère est la sérénité même: la certitude qui y règne a été enveloppée de pureté et l'on ne saurait rendre mieux une simplicité qui atteint à la grandeur.

Ce fut certes, pour Perrin un privilège de travailler le Capriccio de Strawinsky avec le chef qui en avait dirigé la première à Paris en 1929: il s'en est montré digne par la manière dont il a pénétré l'oeuvre, par la vie qu'a reflétée son exécution. Il est bien entendu qu'ici le piano n'est qu'un instrument concertant au milieu des autres, mais il doit être tenu par un vrai musicien qui donne tout son caractère, à la collaboration du clavier à l'ensemble sonore.

Que n'a-t-on écrit sur le génie de Strawinsky, qui n'exprime jamais que l'essentiel «musique virile, musique musclée, musique sans graisse», d'accord! Mais pour ne pas le trahir, en plus des qualités qui font les maîtres du piano il faut avoir le goût et la culture. Lundi soir, on a senti l'un et l'autre chez Maurice Perrin, il a remporté l'un des succès les plus francs qui aient accueilli un planiste dans nos concerts d'abonnement. R. de C. [...]"

cité du compte-rendu signé "R. de C." publié dans la Gazette de Lausanne du jeudi 13 décembre 1945, en page 5.

Pour écouter...

Igor Strawinsky, Capriccio pour piano et orchestre, Maurice Perrin, Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, 10 décembre 1945, Théâtre Municipal de Lausanne

... de l'épisode «1937» de la série «Les annales radiophoniques de l'OSR» de Jean-Pierre AMANN, aller sur la page

https://www.rts.ch/play/radio/poussiere-detoile/audio/les-annales-radiophoniques-de-losr-1937?id=9515115

des archives de la RTS et positionner le curseur de la barre temps sur 32 minutes 14 secondes, qui est le début de la présentation du «Capriccio» par Jean-Pierre Amann.

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Le sommaire de ce volet 1937, avec les minutages sur les débuts de chaque séquence:

  • (00:43) Maurice Emmanuel, Ouverture de Salamine, Tragédie lyrique en 3 actes, Orchestre radio-symphonique de la RTF, Tony Aubin, Disques Fy & du Solstice
  • (05:39) Wolfgang Amadeus Mozart, Concerto pour flûte et orchestre no 1 en sol majeur, KV 313 (285c), André Pépin, Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, 9 octobre 1958

Voir cette page (https://www.notrehistoire.ch/medias/114589) de Notre Histoire.

  • (32:14) Igor Strawinsky, Capriccio pour piano et orchestre, Maurice Perrin, Orchestre de la Suisse Romande, Ernest Ansermet, 10 décembre 1945, Théâtre Municipal de Lausanne
  • (49:44) Camille Saint-Saëns, Concerto pour violoncelle et orchestre no 1 en la mineur, Op. 33, Franz Walter, Orchestre de la Suisse Romande, Edmond Appia, mercredi 3 mai 1950

Voir cette page (https://www.notrehistoire.ch/medias/114530) de Notre Histoire.

  • (69:33) George Templeton Strong, 2 extraits de La Nuit, Suite de 4 poèmes symphoniques: 1. Au coucher du soleil, 2. Marche guerrière des paysans, Moscow Radio Symphony Orchestra, Adriano, Naxos
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