Un objet insolite
A la découverte des artisans d’Anniviers
Chandolin - Urbain Favre et l’ancêtre du rouleau à pâte
Un village haut perché
On ne peut visiter le val d’Anniviers sans passer par Chandolin, village perché à 2000 mètres d’altitude. Jusqu’en 2009, la localité jouissait du titre de «plus haute commune de Suisse», un honneur qu’elle a perdu avec la fusion des communes, mais elle demeure toujours le village le plus haut perché de Suisse, un titre qu’elle partage avec le hameau de Just dans les Grisons.
Voisin d'Ella Maillart
C’est là-haut que je rencontrais au printemps 1968 Urbain Favre (1904-1988), voisin d’Ella Maillart, qui avait observé chez lui des similitudes avec les habitants de l’Himalaya.
Cet homme élancé, le visage marqué par une jeunesse rude, m’accueillait à l’intérieur du four banal communal.
«Je suis chasseur et braconnier de père en fils», précise-t-il dans un grand éclat de rire. Pour vivre et exister à cette altitude, il pratiquait plusieurs métiers : scieur de long, charpentier, garde champêtre et surtout constructeur de téléphérique de chantier, ces «câbles» que l’on utilisait en forêt pour débarder les billes de bois. Au niveau politique, il était conseiller communal et doyen du village. Voici son témoignage :
«Dans ma jeunesse, j’étais cocher auprès de la maison Imesch-Vins à Sierre et j’allais collecter les fustes de raisin dans les vignes lors des vendanges (En Valais, la fuste est un tonneau horizontal monté sur un char dans lequel le vigneron déverse sa brante par l’orifice central).
Un objet insolite : le tapiou ou tapio
Je vais vous montrer un objet que vous n’avez certainement jamais vu ailleurs : le tapiou ou tapio en patois. C’est l’ancêtre du rouleau à pâte». Urbain Favre m’expliquait la double fonction de cet étrange morceau de bois octogonal surmonté d’un manche court pour être saisi avec une main gauche ou droite, c’est selon.
Il poursuivait : «Le tapio est utilisé pour égaliser et donner une forme dodue à la miche de pain de seigle. On tape doucement en faisant tourner la pâte préalablement enfarinée. Puis on donne un petit coup du revers du manche pour inciser la marque de famille. Chacune a la sienne. Ainsi, on peut cuire tous les pains ensemble et chaque famille récupère les siens à la sortie du four. C’est enfantin comme procédé, mais très efficace».
Et Urbain Favre de m’expliquer que la marque de famille était universelle. On l’utilisait pour marquer les fromages d’alpage, les tommes, les outils, les billes de bois, les fustes, les tonneaux, les caisses à vendanges, etc.
Incroyable! La dernière fois que j’ai vu un poing américain c’était à Manhattan un soir d’été.
J’avais oublié le tapio! Je trouvais que celui de mes grands-parents n’était pas bien original! On traçait encore le signe de la croix avant de couper la première tranche. Et le couteau à pain était un objet dangereux; il fallait qu’il coupe et fende!
Est-ce qu'une prière accompagnait le geste du signe de croix sur le pain ? Peux-tu situer approximativement l'année ?
Je dirais que j’ai observé cela de 1948 à 1955. Je ne me souviens pas qu’il y ait eu une prière,
Une page de patrimoine particulièrement intéressante que celle du tapio! Merci d'avoir révéler aux gens de la plaine la fonction de cet objet. La marque de famille qui y est jointe m'intéresse tout particulièrement. Est-ce que ces marques se transmettaient d'une génération à l'autre, comme les armoiries?
En attendant la réponse de Charly Arbellay, voici ce que disait Ignace Mariétan dans sa causerie donnée à Zinal le 18 juillet 1932 :
"Les marques de famille pour régler certains devoirs, pour le décompte des travaux, comme documentation sur certains droits : mesurage du lait, droits d'alpage, droits d'eau, veilleur de nuit contre l'incendie, etc."
Il reconnaissait n'avoir pas eu d'occasion de recueillir des renseignements sur cette question ethnographique mais il la signalait afin de stimuler les futures recherches.
Si quelqu'un pouvait nous éclairer à ce sujet, merci de compléter.
Sur Ignace Mariétan - un grand scientifique - voir : hls-dhs-dss.ch/fr/articles/027...
Le résumé de la causerie est ici : doc.rero.ch/record/23657/files...
Le dictionnaire historique de la Suisse (DHS) précise :
"Les marques domestiques sont des signes distinctifs renvoyant à une famille ou à un individu. On les trouve sur des outils en bois ou des lots de bois, dans la forêt. Les chercheurs se sont particulièrement intéressés aux tachères, appelées Tesseln ou Kehrtesseln dans la partie germanophone du Valais. Ces morceaux de bois présentent des entailles en forme de chiffres ou de marques domestiques; ils servaient à mémoriser la liste des personnes assignées à une tâche (garder les bêtes, faire le guet) ou autorisées à utiliser un dispositif (le système d'irrigation des prairies). Une fois le travail terminé, la tachère était transmise au responsable ou au bénéficiaire suivant. Le marquage des cornes, des objets en cuir, des immeubles et parties d'immeubles était moins répandu. La marque se faisait au fer rouge, souvent aussi à la hache ou au couteau. Autrefois les marques domestiques étaient utilisées dans de nombreuses régions du pays. Dès le XIXe s. leur usage se concentra dans la sphère alpine. Aujourd'hui, on ne les rencontre plus guère."
Merci de ces précisions utiles et documentées!
Il semble bien que depuis la fin du XXe siècle, les marques de famille ne sont plus utilisées. Dans le carnotzet communal sis au château Morestel de Grône, j’ai découvert un tableau où figuraient toutes les marques des familles bourgeoises, tableau également présenté lors d’une exposition à l’office du tourisme de Loye par le sculpteur anniviard Jules Abbé. Les matricules chiffrées se sont imposées dans la société moderne : par exemple, les sociétaires Provins, Agrol, les laiteries, les consortages les utilisent. Même les forestiers disposent d’un outil à chiffres qui permet de frapper les billes de bois pour "marquer" le numéro du propriétaire. Quant aux vaches de retour de l’alpage, inutile de les marquer. Elles reconnaissent de facto le propriétaire. « N’oubliez pas que les Hérensardes sont des vaches intelligentes » précisait avec humour M. Pannatier qui fait paître des vaches dans le vallon de Réchy.
Très intéressante ... la découverte de cet objet que je n'ai jamais vu dans mon coin de pays (Entremont). Par contre, je me souviens très bien que mon papa marquait au fer rouge, de ses initiales, les manches de ses outils. Très intéressants aussi ... les commentaires de l'abbé Mariétan sur les marques de famille et les recherches de de Charly Arbellay sur le même sujet.
En visitant les moulins de Saint-Luc, Charly Arbellay a trouvé cette marque :
amusant l'histoire du coup de poing américain! J'adore la musique de Thierry. Vie dangereuse dans vos montagnes...