Jean-Jacques Lagrange : «Il y a 60 ans, lancer une télévision en Suisse romande, c'était une aventure" Repérage

28 janvier 2014
notreHistoire.ch

Le 28 janvier 1954 marque le début d'un programme régulier de télévision en Suisse romande qui, depuis ce jour-là, ne s'est jamais arrêté. Lancée à titre expérimental, la Télévision Genevoise va ouvrir le chemin, durant dix mois, à ce qui deviendra la Télévision Suisse Romande. Il est difficile aujourd'hui d'imaginer ce que fut cette aventure soutenue par de jeunes passionnés de cinéma et d'information. Parmi eux, Jean-Jacques Lagrange qui deviendra un des réalisateurs les plus influents de la TSR et le cinéaste de plusieurs films primés. Ce 28 janvier 1954, il est dans la salle du palais Eynard, à Genève, où les autorités de la Ville sont réunies pour assister à la diffusion des premières images de la Télévision Genevoise. Jean-Jacques Lagrange a relaté dans un texte documenté cette aventure et le rôle de pionniers que jouèrent notamment René Schenker et René Dovaz. Il a également permis de réunir des documents photographiques inédits sur cette période.

A quelques heures du lancement officiel de la Télévision Genevoise, ce 28 janvier 1954, vous êtes encore à tirer un câble de transmission entre l'Institut de Physique, où était installé l'émetteur, et le Palais Eynard…

Jean-Jacques Lagrange. Oui, cette anecdote donne la mesure de la dimension expérimentale dans laquelle nous étions ! Il faut dire nous défrichions un domaine qui était véritablement nouveau. Je connaissais l'histoire de la Radio, et je me retrouvais dans la situation de mon oncle et de mon cousin qui avaient contribué à la création de Radio Genève. Au milieu des années 1950, tout le monde parlait de la télévision, mais bien rares étaient ceux qui l'avaient vue ! En 1936, la BBC avait commencé d'émettre ses premières images, mais c'était un monde inconnu pour nous qui étions des gens de radio. D'ailleurs, le programme que nous avons mis en place à la Télévision Genevoise était inspiré des programmes radio. Durant les dix mois de cette expérience, nous avons filmé des documentaires, des sketches, des expositions, des événements sportifs ou d'actualité comme l'ouverture du Salon de l'auto…

A l'origine de la télévision, il y a donc une envie commune parmi les pionniers de tourner, de faire des films.

Nous étions des passionnés de cinéma. Or, il nous est vite apparu que la télévision allait nous offrir l'occasion de faire des films, de tourner des images, de mettre en pratique les théories que nous étudions au Cinéclub. Nous nous sommes formés en autodidacte, avec l'aide de deux livres que René Schenker avait rapporté de son stage à la BBC : « Television Techniques » et « Movies for TV ». Nous voulions faire de la télévision, mais comment fallait-il procéder ? C'était toute la question…

En fait, vous n'aviez p****as de référence, aucun modèle. Tout était à faire, à inventer.

Il y avait bien eu une démonstration de télévision par la RTF et Radio Genève en 1949 et une autre en 1951 par Philips et Radio-Lausanne, mais sans suite. En 1953, la Confédération et la SSR ont commencé un programme expérimental de télévision à Zurich prévu d'être étendu à la Suisse Romande en 1958 seulement. A Genève, René Schenker, René Dovaz et trois collaborateurs de la radio se sont dit qu'il ne fallait pas attendre, qu'il fallait commencer à Genève. D'où la création du Groupe de Genthod. C'est à l'école de Genthod que Schenker avait trouvé une classe vide qui fut transformée en studio. Mais sans émetteur, impossible de faire autre chose que du film. C'est pourquoi le groupe a d'abord pensé à faire des films qui pourraient entrer dans un futur programme de télévision.

C'était du bricolage. De ce point de vue, le lancement de la Télévision Genevoise a vraiment été une aventure passionnante que chacun d'entre nous a menée en plus de son travail. J'ai rejoint le Groupe en 1953 à Mon Repos. A ce moment-là, j'étais régisseur de continuité à Radio Genève, c'est-à-dire que je m'occupais de l'enchaînement des émissions et de la musique. Je travaillais le soir et le week-end au lancement de la Télévision Genevoise.

Cette expérience n'a été possible que parce que la Ville de Genève s'y est intéressée.

Nous avons vraiment profité du soutien politique de la Ville, notamment grâce au maire Albert Dussoix qui avait compris l'impact que la télévision allait avoir pour Genève. Il a fait voter un crédit de 100'000 francs, a mis à disposition du Groupe de Genthod la Villa Mon Repos pour en faire un studio et a commandé aux étudiants de l'Institut de Physique la construction d'un émetteur TV. La date du 28 janvier 1954 a été fixée par René Schenker, en accord avec la Ville, pour la première émission.

Pour comprendre ce soutien des autorités, il faut se souvenir de la rivalité entre Radio Lausanne et Radio Genève. Sans doute fait-elle sourire aujourd'hui, mais elle existait bel et bien depuis le début des deux radios qui avaient d'abord été des sociétés privées avant d'être intégrées dans la nouvelle SSR. L'émetteur de Sottens était partagé entre les deux radios. Lundi, mercredi et vendredi étaient réservés à Radio Genève, les mardi, jeudi et samedi à Radio Lausanne. Le dimanche était partagé en alternance.

La vision futuriste de Dussoix lui fut confirmée à l'été 1954, quand nous avons tourné une séquence sur le Corso fleuri des Fêtes de Genève. Cette séquence a été diffusée ensuite par d'autres télévision, jusqu'aux Etats-Unis, et les politiciens genevois ont reçus des messages enthousiastes de Suisses d'Amérique qui avaient vu l'émission. Le 1er novembre 1954, la SSR reprenait la TV genevoise et lançait la TSR, Télévision Suisse Romande avec un car vidéo à Lausanne et un studio vidéo à Genève. L'émetteur de la Dôle n'était pas terminé et pendant quatre mois la TSR a émis ses émissions sur l'émetteur des étudiants de l'Institut de Physique !

Soixante ans après, quel regard portez-vous sur la télévision ?

C'est incroyable avec quelle rapidité ce média s'est imposé, et quelle a été son évolution technologique ! La télévision, comme internet, sont devenus chronophages et se développent maintenant dans une dimension multimédia. Au début des années 1960, nous avions l'idée d'ouvrir une fenêtre sur le monde pour les téléspectateurs suisses. Et aussi de montrer à l'étranger ce qui se passait dans notre pays. Il y avait une dimension culturelle évidente, je pense par exemple au soutien de la télévision pour le théâtre et les dramatiques que nous tournions en studio.

Avions-nous conscience de l'influence que la télévision allait avoir sur les mentalités ? Sans doute pas au début, mais très vite nous nous sommes rendus compte que les images que nous diffusions avaient une importance fondamentale pour l'information. Je pense par exemple au reportage sur le planning familial qui avait suscité un très vif débat. Aujourd'hui nous vivons dans un maëlstrom d'images. Il est peut-être temps de réfléchir à la place que ces images occupent dans notre vie. Sherry Tuckle, sociologue au MIT, dit que nous sommes Alone Together soit Seuls tous ensemble. C'est un bon sujet de réflexion pour le futur.

Propos recueillis par Claude Zurcher

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Né en 1929 à Genève, Jean-Jacques Lagrange passe une licence en sociologie avant d'entrer à Radio-Genève, où il sera responsable de la continuité, et fera partie, en 1953-54, de l'équipe expérimentale de la Télévision Genevoise. Réalisateur à la TSR depuis 1954, il y a réalisé plus de 660 émissions (dont «La Dernière campagne de Robert Kennedy», Emmy Award 1969), des dramatiques («La Dame d'outre nulle part», 1965) et 9 téléfilms («Mérette», Grand Prix du festival du Film d'Auteur de San Remo en 1981). Il sera également chargé des réalisateurs TSR de 1954 à sa retraite en 1994. Il est en outre l'un des cofondateurs du Groupe 5 avec Alain Tanner, Claude Goretta, Jean-Louis Roy et Michel Soutter.

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