Raclette: comment protéger un fromage?

Valais
Valérie Clerc

Qui ne connaît la raclette valaisanne, cet incomparable produit si simple et si savoureux qui s'allie en une harmonie suave avec le fendant. Elle a porté bien loin la réputation du « Vieux Pays». Soit qu'on la savoure dans les auberges, soit qu'on la déguste en plein air, préparée au feu des mélèzes, la raclette est quelque chose qui vous remet le cœur en place, comme disait l'autre.

A lire ces lignes, savourer une authentique raclette s'apparente à un moment de paradis. Pour que le délice soit complet, et aucunement corrompu, se pose l'épineuse question de la provenance du fromage. Celle-ci va échauffer bien plus que les fours à raclette tout au long du 20e siècle. En filigrane de ces rebondissements se lit l'industrialisation progressive de la production laitière et l'ouverture toujours plus grande des marchés à la concurrence internationale.

Aux origines du débat

Dès la fin des années 1920 s'engage un combat pour la protection du fromage valaisan. La raclette étant consacrée « mets national valaisan » depuis l’Exposition cantonale de Sion de 1909 se fait ressentir le besoin d'en préciser la provenance. Fabriqué exclusivement à base de lait frais entier, ni écrémé, ni pasteurisé, le grain du fromage à raclette est unique et cette spécificité nécessite une juste reconnaissance.

Dans les pages du Conteur vaudois du 11 février 1928, on rapporte déjà le malaise que soulève la question de la provenance du fromage et l'étonnant pragmatisme des autorités cantonales d'alors:

"Le représentant de la haute autorité exécutive, M. le conseiller d'Etat [Maurice] Troillet [1880-1961], tranquillisa les esprits ; le gouvernement continuera, comme par le passé, du reste, à vouer toute son attention à l'importante question des fromages valaisans. Il prévoit la nécessité de marques protectrices spéciales. Le marché est devenu précaire, à cause de la concurrence de certaines contrées qui, au lieu de s'approvisionner en Valais, comme naguère, sont devenues elles-mêmes exportatrices. Au demeurant, c'est aux producteurs à perfectionner sans relâche leurs procédés de fabrication ; aide-toi d'abord, l'Etat t'aidera ensuite."

Rude concurrence

Force est de constater que la parabole biblique à laquelle se réfère Maurice Troillet ne parviendra pas à résoudre le problème. La France voisine produit quantité de fromage appelé "raclette", la Gruyère également, le consommateur s'y perd. En 1968, le Journal de Genève rapporte que

"Le fromage à raclette cause actuellement passablement de souci aux producteurs valaisans, étant donné l'importance prise par la concurrence étrangère dans le secteur des fromages à pâte molle, malgré tous les droits frontaliers et frais d'acheminement, à moins de 50 % du prix normal des pièces fabriquées dans le canton."

Cette situation suscite bientôt une forme d'indignation, dont toute l'ampleur apparaît sous la plume de Jean Follonier (1920-1987) qui n'hésite pas à parler d'une "paganisation du rite". Non seulement, l'électricité permet à présent de faire des raclettes dans chaque foyer, ce qui dénature l'authenticité du rite, mais l'auteur note encore que cette instantanéité se fait au détriment du fromage qui est l'âme du plat. Celui-ci doit contenir *" (...) parfaitement équilibrés, tous les éléments susceptibles de procurer à nos palais une si rare délectation. Il doit être " mûr " à point, après avoir reçu tous les soins que nécessite une éducation princière. Ajoutez à la raclette tous les adjuvants imaginables — poivre et poivrons, cornichons et petits oignons — si le fromage manque à sa réputation, cette cérémonie tournera au malaise."*

Riposte par convention, puis dépôt d'une AOC

En 1981, "Le Valais part en guerre pour son fromage à raclette" comme le titrent à l'unisson la Tribune de Genève et la Gazette de Lausanne. L'affaire est sérieuse, car lors de son assemblée, la Fédération laitière et agricole du Valais (FLAV) vote à l'unanimité une convention protégeant le fromage à raclette valaisan, soumis à forte concurrence. Des prescriptions existaient depuis 1955, mais elles se sont avérées insuffisantes. Il devient urgent de repenser la chaîne de production et la distribution. Une centrale d'achat du fromage à raclette du Valais voit officiellement le jour." [...] Le but de la centrale d'achat est d'assurer le prix du lait à la production ainsi qu'une marge équitable pour les fabricants et les marchands de fromage, en veillant à une haute qualité de celui-ci et en assurant l'approvisionnement du marché à des prix réglementés."

Ces mesures permettent de protéger un savoir-faire et visent à rééquilibrer le marché. En 1983, la Gazette de Lausanne relève que "le Valais produit quelque 30 millions de kg de lait par année. Plus de la moitié est transformée en fromage à raclette. Le Valaisan est en effet un grand consommateur de fromage. Alors qu'en Suisse, la moyenne de consommation est de 10 kg par habitant et par an, en Valais, elle atteint...35 kg." En 1997, le dépôt d'une "Appellation d'origine contrôlée - AOC", doit permettre de clore le débat, mais l'échec de la démarche marquera les esprits.

En effet, en 2006, après avoir analysé les recours, la Commission fédérale de recours du Département de l'économie publique (Reko) se range à l'avis des opposants qui soulignent que la "raclette" désigne communément un mets, et non pas un fromage, ce qui ne justifie pas l'octroi d'une AOC. Seule l'appellation «Raclette du Valais AOC» pourra être protégée. Aujourd'hui, le cadre européen ayant évolué, c'est une AOP ou appellation d'origine protégée qui protège le fromage qui fait le régal des valaisans.

Le mot de la fin revient au Conteur vaudois de 1928:

"N'importe, un homme averti en vaut deux. Amateurs de raclettes, ouvrez l'œil et le bon, dilatez vos narines, hérissez les papilles rie vôtre langue et soumettez à un sérieux interrogatoire le restaurateur qui vous offre de la « vraie » raclette valaisanne."

Sources

Extrait de la «Chronique valaisanne» — signée E. T. — in Le Conteur vaudois, 11 février 1928, pp. 1-2. (en ligne)

dx.doi.org/10.5169/seals-22164...

Extrait de "Le fromage à raclette cause des soucis aux Valaisans" in Journal de Genève, 29 mai 1968, p. 11. (en ligne)

letempsarchives.ch/page/JDG_19...

Extrait de "Raclette", in The Swiss observer the journal of the Federation of Swiss Societies in the UK, n°1559, 22 novembre 1968, p. 53162. (en ligne)

doi.org/10.5169/seals-696186

Extrait de "Un fromage de chez nous", in Gazette de Lausanne, 28 novembre 1983, p. IV (cahier spécial). (en ligne)

letempsarchives.ch/page/GDL_19...

"Le Valais part en guerre pour son fromage à raclette", in Journal de Genève et Gazette de Lausanne, 12 décembre 1981. (en ligne)

letempsarchives.ch/page/JDG_19...

letempsarchives.ch/page/GDL_19...

Image de couverture

Tirée de la collection du Café du 1er août

Vous devez être connecté/-e pour ajouter un commentaire
  • Renata Roveretto

    Chère madame Valérie Clerc, merci pour votre excellent travail bien fouillé sur le thème comment en faire tout un fromage à raclette !

    Amicalement Renata

Valérie Clerc
108 contributions
30 août 2022
49 vues
7 likes
1 favori
1 commentaire
1 galerie
Déjà 4,721 documents associés à 1920 - 1929

Galeries: