Drôle de dame
(Autour de moi Raymonde avec son noeud rose, Francine avec son petit col blanc et ses manches retroussées, et Madame Gauley tout à gauche)
Drôle de Dame.
Voila c'est une histoire qui me fait penser que les adultes se trompent quelque fois. Disons que ce n'est pas toujours aussi simple qu'ils s'imaginent. J'ai déjà six ans et je me rends bien compte qu'il y a de quoi se poser des questions.
Aujourd'hui c'était chaud! Pourtant je suis dans une petite école primaire de quartier. Mon institutrice, Madame Noverraz, est super gentille. Elle ressemble à une grand maman. Elle a les cheveux blancs, des lunettes à montures métalliques toutes fines, un visage rond souriant, des petits yeux rieurs. Sa blouse crème est fermée par une broche au raz du cou, sa jupe droite marron foncé lui couvre les jambes jusqu'au milieu des mollets. Elle parle doucement quand elle nous dit ce qu'il faut faire. Moi je l'aime bien. Elle m'aime bien aussi, je crois. Pourtant elle a quelques soucis avec moi. Je suis lent. Je suis intelligent mais lent. Bon faut dire qu'avec les parents on est toujours intelligent mais.... Je suis intelligent mais lent, intelligent mais distrait, intelligent mais rêveur, intelligent mais pas scolaire, intelligent mais dissipé... Pour moi c'est un mauvais départ dans la vie cette lenteur. Je suis toujours le dernier à finir de lacer mes chaussures à la rythmique. La rythmique c'est la gymnastique pour les petits. On chausse des pantoufles de rythmiques et on marche, on court, on saute, cela dépend, au son du tambourin de la maîtresse.
Simon lui c'est un rapide. C'est un caïd, mais aussi un peu rebelle. Il est coiffé un peu à la James Dean. Il a une tache de vin sur la tempe, et sur la partie supérieure de la joue. Elle est très discrète mais quand il rit ou quand il court, on la voit mieux. Il n'est pas scolaire, mais il est super doué en tout ce qui est manuel. Un jour il n'avait pas attaché ses pantoufles à la rythmique, comme cela parce qu'il trouvait que c'était plus confortable. La maîtresse l'arrête, lui dit d'attacher ses pantoufles, et lui il les attache en moins de temps qu'il faut pour le lui dire. Incroyable ! A la leçon d'écriture, c'est encore plus fantastique. On doit tirer des lignes sur l'ardoise avant d'écrire. On a une règle en bois pour tracer ces lignes avec une touche. Une touche c'est comme un crayon, mais au lieu d'avoir une mine en carbone au bout, il y a une mine en craie. Simon, lui il tire des lignes sur l'ardoise en sifflotant. Il fait tourner la règle et à chaque tour il trace une ligne. En 10 secondes il a rempli son ardoise de lignes droites, alors que moi j'en ai fait trois et de plus un peu tordues. Je pense que la vitesse cela sera toujours un problème.
Il y a aussi Anita dans ma classe. Elle, elle est intelligente sans le mais après... Et puis avec Anita, il y a surtout autre chose, elle est belle. Quand je dis belle, c'est belle, c'est pas jolie ou mignonne ou séduisante ou je ne sais pas quoi. Elle a des grands yeux noirs, encadrés par des cheveux noirs épais, un petit nez discret, et des lèvres, mamamia, des lèvres épaisses bien dessinées, et un petit espace entre la lèvre inférieure et la lèvre supérieure, un petit espace qui semble laisser échapper un petit « Oh !» muet. Je pense que ses parents doivent être gênés d'avoir une fille aussi belle. C'est comme si moi je venais jouer au foot en habits du dimanche. Ils doivent se demander s'ils la méritent, parce qu'en plus d'être belle, intelligente, elle est aussi gentille, souriante, polie avec tout le monde. On dirait qu'elle ne se doute pas du tout qu'à côté d'elle, Sophia Loren n'est qu'une jolie actrice sans plus. Je la regarde très souvent rien que pour le plaisir des yeux, mais je fais attention de l'admirer quand elle ne regarde pas dans ma direction, sinon j'aurais l'air d'un plouc. Une fois j'ai pas fait attention, j'étais trop scotché au spectacle d'Anita croquant une pomme rouge à la récréation. Elle me voit la regarder intensément, elle parait un peu surprise, puis elle croit tout à coup que je regarde sa pomme. Elle me la tend alors en s'excusant de m'en avoir pas proposé un morceau. Je me trouve soudain en face d'Anita avec une pomme entre nous. Je ne suis pas près d'oublier cette vision du paradis et je comprends Adam le pauvre.
Il y a aussi Francine dans ma classe. Elle est intelligente mais travailleuse. Elle est la première de la classe. Elle ne fait jamais de faute, elle écrit super bien. Elle, elle est ni belle ni moche, elle est un peu comme dans les bandes dessinées qui racontent des histoires de petites filles « Francine va à l'école », « Francine fait de la pâtisserie », « Francine part en voyage ». Elle n'est pas méchante mais elle ne prête pas sa boîte de peinture à l'eau, parce que je mélange les couleurs, son cahier de devoir, parce que je ne dois pas copier et que de toute façon je risque de faire une tache, elle ne me donne pas un bout de sa pomme parce que je mettrais de la salive dessus, mais je m'en fous parce que je n'aime pas ses pommes. Mes parents aimeraient bien que je sois un peu copain avec elle, parce qu'eux ils sont copains avec ses parents, et que ce serait pratique quand on est invité ou qu'on invite que je joue avec elle. Alors on peut bien faire de la peinture à l'eau ensemble, mais c'est forcément chacun avec sa boîte, alors on peut tout aussi bien rester chacun chez soi. Mais finalement il n'y a pas de problème, comme on joue pas ensemble, on ne se dispute jamais.
Il y a aussi Philippe dans ma classe. Lui c'est mon meilleur copain. Il me ressemble beaucoup. On est les deux un peu tête en l'air. On aime bien jouer au foot. En classe on espère tout les deux être dans la moyenne, pour passer inaperçu et qu'on nous foute la paix. J'aimerais bien être aussi très copain avec Simon, mais lui c'est un peu la classe au-dessus. Il se fait remarquer par son côté rebelle, mais il ne le fait pas exprès et il s'en fout d'être remarqué ou pas.
Il y a aussi Raymonde dans ma classe. Tout le monde se moque d'elle, sauf Anita. Elle est un peu petite, mais surtout elle est toujours mal fagotée. On dirait qu'elle sort d'une vieille photo brune du début du siècle. Elle a des cheveux mi-longs attachés sur le sommet du crâne avec un gros ruban rose, un tablier délavé sur une jupe usée, et des collants en toute saison. Un jour tout le monde se moque d'elle parce qu'elle avoue qu'elle n'ose pas venir seule à l'école. Je ne sais pas pourquoi on se met à l'engueuler. Elle fronce les sourcils, plisse les yeux, comme si elle veut répliquer et se mettre à son tour à sortir quelque méchanceté, mais rien. En fait je crois qu'elle ne prépare pas une riposte, ou une quelconque réaction peur, pleurs, tristesse, rien. Je pense qu'elle ne fait que chercher à comprendre. Qu'a-t-elle fait de faux ? En quoi est elle risible ? Pourquoi tous ces reproches ? Quelque chose lui échappe, et elle met tellement d'énergie à essayer de comprendre qu'elle en oublie de pleurer ou de se plaindre. Je crois qu'il n'y a qu'une explication, c'est qu'en face d'elle il n'y a qu'une bande de crétins. J'ai mis un peu de temps à comprendre. C'est pour des trucs comme cela que je pense que les adultes se trompent. Ils croient que parce qu'on est des « petits bouts de choux » on est forcément gentil, innocent, et ils nous donneraient le Bon Dieu sans confession. Ils ne voient pas sous notre front, la méchanceté, la jalousie, la trahison, l'opportunisme, grandir aussi vite que nos progrès en écriture et en calcul.
Je disais que je suis dans une petite école de quartier. Il s'agit d'un petit bâtiment très ancien, comme une grosse villa de bourgeois dans un jardin, à l'ombre de grands arbres plus hauts que le toit, il y a aussi une cour goudronnée, à laquelle on accède par un escalier. On y joue souvent au foot ou à la balle au prisonnier. Dans l'école il y a trois salle de classe et une salle de rythmique. Il y a une classe d'école enfantine. C'est la classe de madame Gauley. Une dame très gentille. Elle est très grande, elle a les cheveux blancs attachés autour d'un chignon, et elle est toujours habillée en noir. Il y a notre classe avec madame Noverraz, la première année d'école primaire, et il y a la deuxième année, la classe de madame Rouiller. Les élèves n'ont pas de chance, parce que madame Rouiller elle a une sacrée réputation sergent-major. Elle est aussi sympa qu'une porte de prison. Elle est grande, des fortes épaules, un costume gris, mon père dirait qu'elle ressemble à une statue soviétique. Elle gueule à déchirer les tympans, et elle a une spécialité en matière de torture, elle tape sur les doigts avec la tranche d'une règle plate. Je crois que c'est à cause d'elle qu'on utilise l'expression « se faire taper sur les doigts ». En tous cas dans les corridors y a pas un papier qui traîne sinon on entend madame Rouiller jusque chez moi. Moi, quand je la croise je ne la regarde pas, c'est bien trop dangereux. Ma soeur qui l'a eue comme maîtresse, m'a raconté qu'une fois, dans sa classe, elle était tellement énervée par un élève, qu'elle a tapé du pied par terre tellement fort, que son talon a explosé et qu'il a traversé toute la classe comme une torpille.
Je disais aujourd'hui que c'était chaud. C'est à cause de madame Rouiller, mais aussi parce qu'il fait très chaud aujourd'hui. C'est bientôt les vacances, et le soleil tape tellement fort dans la cour de récréation, qu'il y a un peu de goudron qui a commencé à fondre au pied d'un mur. On s'amuse à planter un petit bâton. Le bitume est tellement mou qu'il tient tout seul. Ensuite on joue aux gendarmes et aux voleurs. A la fin de la récréation on rejoint nos bancs d'école. Au moment où on entend frapper à la porte, je ne sais pas pourquoi mais j'ai le pressentiment que c'est pas bon signe. Quand je vois madame Rouiller entrer, saluer madame Noveraz et demander à nous parler, là mon sang se glace. Il n'y a rien à craindre et pourtant, rien que la présence de madame Rouiller c'est déjà une mauvaise situation. Mes craintes sont plus que justifiées au moment où elle nous explique :
- Quelqu'un parmi vous a badigeonné la rampe d'escalier de goudron. Le concierge et moi même nous avons les mains toutes poisseuses à cause de la bêtise d'un petit plaisantin. J'exige que le coupable se désigne de suite ou toute la classe sera punie faite moi confiance.
⁃
elle prononce ces mots, d'une voix calme mais en serrant les dents. Le ton de sa voix ne laisse planer aucun doute, si personne ne se dénonce ce sera la Bérézina. Il faut agir vite avant l'explosion, bon sang. J'en vient à supplier intérieurement le coupable non identifié à se dénoncer, par pitié ! Mon imagination me joue des tours. Je la vois nous interroger tour à tour dans son bureau la lampe dans mes yeux, ou pire peut-être elle va nous confier aux flics, nos parents vont nous envoyer dans une maison de correction ou que sais-je. J'avoue que tout d'un coup je panique. Je regarde mes camarades. Ils n'ont pas l'air de se rendre compte, ils ne sont pas particulièrement agités, mais ils ne connaissent pas l'histoire du talon torpille. A la fin comme personne ne se dénonce, je craque, je lève la main en me disant tout mais pas l'interrogatoire.
⁃ Daniel ! Tu lèves la main oui ou non ?
Je m'aperçois que je lève à peine mon bras et que ma main est à la hauteur de mon oreille.
⁃ oui madame.
J'ai pu éviter les cris en me dénonçant. C'est un mensonge mais un mensonge nécessaire pour apaiser le courroux d'une cinglée. C'est un sacrifice qui j'espère ne va pas me coûter trop cher.
⁃ Très bien, alors viens ici, mon petit !
Ca va être ma fête, et devant tout le monde, mais elle ne peut pas me tuer tout de même. Je dois me calmer, une ou deux claques et puis voila. Je sens quand même que je respire mal. Quelle histoire, pourvu qu'on en reste là et qu'il n'y ait pas des suites c'est tout ce que je demande.
- Bon maintenant tourne toi, et regarde la classe. Vous voyez mes enfants, ce qu'a fait Daniel Rupp, c'est très bien. Il a fait une bêtise, certes mais il l'a reconnu, il s'est dénoncé. C'est comme cela que vous devez agir. Non seulement je ne vais pas le punir, mais en plus je lui donne un petit cadeau pour le féliciter pour son courage.
Badaboum ! Incroyable ! je suis parti de ma chaise comme le plus trouillard de tous les copains, j'arrive devant la classe comme un imposteur, et je retourne à ma place reconnu comme un héros, un exemple de courage. Quand je disais que les adultes ne comprennent rien !
En regagnant ma place, mâchouillant un gros morceau de nougat, je croise Simon, la lèvre inférieure pendante, les yeux écarquillés. Je crois que revenu de sa surprise il m'adresse un clin d'oeil.
Vive le fait maison!
Le «fait maison» ou «fait main» désigne toutes ces activités de création, de réparation ou de transformation d’objets du quotidien. Qu’il s’agisse de coudre un sac en toile, de retaper une vieille commode ou de fabriquer ses propres bougies à la cire d’abeille, le fait maison est partout. Et surtout, il a le vent en poupe.