Véritable patrimoine culturel

Texte © Anaïs Gfeller
Sylvie Bazzanella

Boissonnas : un genevois grec dans l'âme

De la Grèce, le pays de ses rêves, ce photographe ramena d'innombrables clichés, illustrant un aspect laissé pour compte à l'époque: la vie grecque au quotidien.

Au début du XXe siècle, Boissonnas était considéré comme le photographe de la Grèce par excellence. Pourtant, rien ne prédisposait ce Genevois, caractérisé par une énergie prodigieuse et par une inhabituelle propension au bonheur, à un tel avenir. C'était compter sans le jeu du destin.

Frédéric Boissonnas naquit à Genève en 1858, dans une famille acquise à l'art et à l'essence de la photographie. Après avoir exercé le métier de graveur de médailles et de boîtiers de montre, son père, Antoine-Henri, se tourna vers la photographie et ouvrit un atelier en 1864, avant d'être, quelques années plus tard, l'un des membres fondateurs de la Société professionnelle de photographie de Genève. Initié par son père, Frédéric Boissonnas se passionna très tôt pour la photographie et partit se perfectionner dans des ateliers renommés, en Allemagne, puis dans l'empire austro-hongrois. Il revint de Budapest en 1880, non seulement avec une excellente maîtrise de la photographie, mais aussi avec un penchant immodéré pour les mises en scène à panache, les accessoires, les décors flamboyants et les éclairages néo-baroques.

Cet étalage de faste et d'éclat tranchait cependant avec l'esprit de sobriété qui régnait encore à Genève. Mais Boissonnas sut habilement conjuguer cet esprit de magnificence à la mentalité calviniste et cette astucieuse combinaison fut la clé du succès qui allait rapidement gagner l'atelier Boissonnas, que Frédéric repris en 1887.

Célèbre pour ses portraits de femmes, d'enfants, de compagnies théâtrales, l'atelier Boissonnas l'était aussi pour la qualité de ses tirages à l'encre grasse ou au papier charbon. En 1895, le succès était tel qu'il fit de son entreprise une société par actions. En 1896, Boissonnas était déjà titulaire de nombreux prix internationaux - ceux de Vienne ou de Chicago notamment - lorsque l'exposition nationale de Genève le consacra meilleur photographe de suisse, en lui décernant la médaille d'or. La distinction suprême survint pourtant quelqus années plus tard, lorsqu'il reçut l'un des Grands Prix à l'exposition universelle de Paris de 1900, pour une photographie spectaculaire du Mont-Blanc. Auréolé de gloire, il entreprit d'ouvrir des ateliers à travers l'Europe. Mais surtout, cette récompense internationale ouvrit, de manière absolument fortuite, une autre page de la vie de Frédéric Boissonnas.

Du Mont-Blanc au mont Olympe

Au début du XXe siècle, l'engouement pour la Grèce - incarné parJean-Gabriel Eynard quelques décennies plus tôt - n'avait pas disparu. Et la tendance, parmi les intellectuels, demeurait au philhellénisme. Boissonnas n'y échappait pas et comme sa famille provenait de Livron, près de Marseille, il nourrissait même le fantasme d'avoir de lointaines origines grecques.

Il ne formula cependant jamais l'idée de se rendre en Grèce. Les circonstances en décidèrent autrement. Le cliché du Mont-Blanc qui lui avait valut le Grand Prix de Paris fut remarqué par un écossais, Lord Napier, qui lui envoya une brève missive : « Allez faire pour moi au Parnasse ce que vous avez fait au Mont-Blanc »… une coquette somme d'argent à la clef. Etonné mais surtout absorbé par l'ouverture d'un atelier à Paris, Boissonnas refusa. Toutefois, l'insistance de Lord Napier finit par le convaincre et l'année suivante, Boissonnas entreprit le premier d'une longue série de voyages en Grèce. Il partit alors avec l'écrivain et d'art genevois Daniel Baud-Bovy, et leurs épouses respectives. De ce périple non seulement naquit une longue histoire d'amour entre le photographe et la nation hellène, mais aussi une amitié inébranlable entre Boissonnas et Baud-Bovy.

Sur les traces d'Ulysse

La Grèce avait occupé une place importante dans l'histoire européenne du XIXe siècle. Et à la fin du siècle, son héritage culturel n'avait rien perdu de son pouvoir d'attraction, comme en témoigne la tenue des premiers Jeux Olympiques à Athènes en 1896. Mais si la Grèce archéologique, philosophique ou mythologique était largement étudiée, la Grèce réelle - ses coutumes, son peuple - était encore largement laissée pour compte. Au fil de leur voyage, par la magie de l'image et de la plume, Boissonnas et Baud-Bovy s'attachèrent à représenter cette réalité, ce quotidien aussi dur et sec que parfois coloré et exubérant.

Au fil de leurs voyages, se multiplièrent également les publications. En 1910, parut un premier ouvrage*, En Grèce par Monts et par Vaux* ; une édition de luxe. Pesant quatorze kilos, qui fut épuisée sur-le-champ. Baud-Bovy écrivit dans la préface : « là où d'autres n'allaient chercher que les ruines nous découvrions une nature et un peuple ». La reconnaissance fut internationale, mais toucha surtout le peuple grec, du simple étudiant au président de la République. Après plusieurs publications, L'Acropole d'Athènesen 1914, La Grèce immortelle en 1919, Boissonnas réalisa un deuxième magnifique ouvrage avec Baud-Bovy : Des Cyclades en Crète au gré du vent.

En 1912, il se lia également d'amitié avec l'helléniste Victor Bérard, lequel avait émis l'hypothèse que les descriptions de la plus ancienne version de l'Odyssée pouvaient être rattachées à une géographie existante. Les deux hommes s'engagèrent donc sur les traces d'Ulysse et découvrirent notamment la grotte de Calypso dans le Haut-Atlas marocain, confirmant ainsi la thèse de Bérard. Ce périple fut publié bien des années plus tard, en 1933, sous le titre Dans le sillage d'Ulysse.

Durant cette période, Boissonnas fit également de nombreux voyages en Egypte, en Nubie et dans le Sinaï. Au sortir de la Première Guerre mondiale, le vent du succès commença cependant lentement à souffler en sens contraire et les différents ateliers de Boissonnas commencèrent à décliner. En partie gérés par ses fils, ils ne survécurent pas à leur créateur qui s'éteignit en 1946, à l'âge de 88 ans. Sa propension au bonheur, elle, resta inaltérée jusqu'à sa mort. Ses ateliers disparurent peut-être, mais les photographies de Boissonnas font aujourd'hui partie du patrimoine culturel grec, témoignage inestimable de la Grèce du début du XXe siècle.

Anaïs Gfeller

Article tiré de : © La Tribune des Arts - Février 2005 - No 328

Ouvrage de référence : Les Boissonnas, une dynastie de photographes 1864-1983 - Nicolas Bouvier, Payot Lausanne -1983

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Sylvie Bazzanella
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9 mars 2011
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