Le fantôme de Stravinsky (Fiction) Repérage

Alex Gaudin
Cécile Chombard Gaudin

Nouvelle écrite par Alex Gaudin.

Mercredi 2 Juillet 2003. Le soleil laissait apparaître ses rayons au dessus de la vallée du Rhône, se reflétant sur la surface du lac.

Claude savourait le vaste horizon, contemplant les toits dorés du Montreux Palace, lorsque un éclair brillant vint heurter la coupole centrale du respectable hôtel. Ce n’était pas une hallucination, malgré l’heure matinale. Quel étrange phénomène était-ce donc. Néanmoins, le planning chargé de la journée à venir tira Claude de ses interrogations. Il devait prendre le petit-déjeuner avec Corinne, sa précieuse collaboratrice. Et Oscar Peterson arrivait à Genève à 14h00, fin de la jouissance du panorama…

Aéroport international de Genève, 13h50. Le vol n’avait pas de retard et Claude attendait avec une joie non dissimulée l’arrivée de son vieil ami. Il pensait à la surprise qu’il lui réservait: un piano avait été installé dans la suite d’Oscar. Ils rentrèrent par la route du lac, et prirent même le temps de faire une halte rapide avant Vevey pour revoir l’adorable maison construite par Le Corbusier pour sa vieille mère, le type même de lieu que l’on a envie d’habiter à l’instant où l’on s’y trouve.

Le Palace, 16h30. Oscar fut touché de voir le majestueux Steinway et s’en approcha avec tendresse, pour attaquer une ballade. Puis il décida d’aller flâner sur les quais fleuris.

Quelle ne fut pas sa surprise, lorsque revenant de sa promenade, il eut la stupeur de constater que le piano avait disparu du salon, volatilisé! Le directeur de l’hôtel, la police ne purent qu’exprimer leur incompréhension devant ce mystère.

22h45, Oscar tardait à s’endormir, songeant à son piano, lorsque des notes jouées sur un piano se firent entendre dans la pièce, mais de façon très étouffée, comme s’il s’agissait d’une plainte. Il n’en crut pas ses oreilles, c’était une de ses propres compositions! Il se redressa, alluma la lampe de chevet et composa le numéro de la réception pour demander qui pouvait donc bien jouer du piano à cette heure. Un peu éberlué, le responsable de nuit eu bien du mal à le persuader qu’il n’y avait plus aucun piano dans le Palace.

Jeudi matin, 04h30. Claude se réveilla en sursaut, sortant ainsi d’un rêve étrange: cela se passait lors de la soirée d’ouverture du 38 Festival de Jazz de Montreux, qui était prévue pour le lendemain.

Claude était en coulisses, avec à ses côtés Carlos Santana. Il allait s’élancer avec le micro sur scène lorsqu’il se retourna pour adresser un mot d’encouragement à Carlos. Stupéfaction, celui-ci avait disparu, comme par enchantement!

Branle bas de combat dans les backstages et les loges, en vain, Carlos était introuvable.

Claude songeait avec stupéfaction à ce rêve qui traduisait la plus grande angoisse que puisse avoir un créateur de festival: voir disparaître sans aucune explication la star de la soirée d’ouverture, lorsque le téléphone sonna. C’était Oscar, qui souhaitait lui raconter l’épisode du piano fantôme. Claude commençait à être intrigué par cet enchaînement de circonstances surnaturelles: l’éclair sur le Palace, puis le piano qui s’évaporait, le rêve de cette nuit et Oscar qui l’appelait pour lui conter ses aventures. Tout était localisé sur le Palace.

Jeudi, 11h30. Corinne ne savait que penser du rêve de Claude et de sa concordance avec les autres évènements, les trouvant elle aussi surprenants; mais elle eu le chic pour lui rappeler que le Picotin accueillait des responsables du sponsoring pour le déjeuner.

Vendredi, 20h25. L’auditorium Stravinsky est rempli d’un public pressé de voir ses idoles, Carlos Santana, et en première partie Van Morisson. Celui-ci entre en scène, sous les applaudissements, après avoir été introduit par Claude. Le concert, vu de la régie lumières où se trouvent deux backliners Éric et Alex, semble bien lointain, comme un théâtre de marionnettes électrisées. Ils ne s’aperçoivent pas immédiatement de ce qui vient de se produire sur scène. Van Morrisson tourne sur la scène comme un lion, comme s’il recherchait quelque chose: son chapeau. Et effectivement, Van Morrisson est tête nue, furibond d’incompréhension: son cher chapeau! Nulle part!

Il sort de scène rageur, pendant que son manager cavalait vers sa loge pour prendre le précieux sosie du chapeau. Le public était entre deux impressions, celle d’avoir assisté à un fait surnaturel, le chapeau avait bel et bien disparu et celle de s’être fait flouer. De toute façon, ces deux hypothèses se traduisaient par un phénomène unique, des sifflements.

Finalement Van Morrisson réapparu sur scène, au grand soulagement du public et surtout de Claude.

L’ensemble du staff technique était réuni en conseil de guerre: Fraser, sous l’oeil courroucé de Claude, tentait d’expliquer de façon très britannique son point de vue: “okay gentlemen, tonight is a no laugh night - Dave vérifia de la main qu’il avait toujours son couvre-chef sur la tête - some very bizarre things happened on stage with Van, I think a fucking ghost is roding around there”. Allan commenta ce propos par un What retentissant, qui donna le signal de la fin de la réunion. Le rappel était entamé lorsque Carlos arriva dans la loge de Claude. Il avait vu l’épisode du chapeau sur un écran et il espérait que le déroulement de son concert ne serait pas perturbé. Claude n’osa pas lui parler du rêve qu’il avait fait, et courut jusqu’à la scène pour retrouver Van et annoncer le concert de Santana. Le changement de scène débuta assez fiévreusement, chacun étant un peu tendu. La manœuvre était rendue délicate par le déplacement d’une grosse structure métallique qui supportait un énorme Bouddha multicolore. Tous les Anglais étaient arc-boutés autour, poussant de toutes leurs forces et jurant comme des charretiers. Mais la structure, sur roulettes, ne bougeait pas d’un centimètre, comme immobilisée par une puissance supérieure.

Le rare public qui observait cette scène, hilare, encourageait la fine équipe par des “Ho Hiss”. Aussi mystérieusement, la structure se mit enfin en mouvement et se retrouva rapidement en place. Ouf!

Cependant, chacun était intimement persuadé que quelque chose ne tournait pas rond. Carlos Santana était en coulisses, accompagné de Claude et d’une solide équipe les entourant. Et le rêve se concrétisa. Alors que Claude s’engageait sur scène, un cri de stupeur retentit dans son dos et il compris: Carlos avait disparu, envolé.

Une musique retentit alors dans l’auditorium, d’abord lointaine, elle devenait de plus en plus forte. Le public, désemparé, devenait vaguement inquiet. Claude décida alors qu’il lui fallait intervenir. Il rentra en trombe dans sa loge, prit le premier harmonica visible et revint sur scène avec un but: charmer l’esprit, le fantôme qui bouleversait le cours du festival. Il débuta si doucement que seuls les premiers spectateurs l’entendaient, mais étrangement la musique diminuait dans le même temps. Tant et si bien que la complainte de l’harmonica emplissait maintenant toute la salle. Une lumière douce, cotonneuse apparut sur scène, un halo de lumière entourant une silhouette diffuse. Un vieillard respectable à la barbe blanche. Claude le dévisagea, absolument sidéré et le reconnut: Alexandre Émery, le fondateur du Montreux Palace au début du siècle! Celui-ci, d’une voix caverneuse, s’adressa à Claude: “Eh bien mon cher, cet air d’harmonica a réveillé en moi de lointains souvenirs, des musiques de l’âme. Mais je ne suis pas venu ici pour parler de cela. Comme tu as pu le constater, de nombreux phénomènes étranges se sont produits, par ma volonté. Et sais-tu pourquoi Claude? Parce que je n’arrive plus à dormir en paix dans mon hôtel.

Chaque nuit de ce festival transforme les chambres du Palace en une multitude de jams sessions. Et les esprits de Ella Fitzgerald, Mahalia Jackson ou Miles Davis se réveillent, jouent et chantent à leur tour des musiques endiablées, qui transforment l’hôtel en Cotton Club”.

Claude tomba à la renverse, tandis que le public était comme hypnotisé.

Le fantôme reprit: “Et pour être juste, cela me ravit, mais tous les esprits des riches clients de la Belle Époque viennent me harceler, scandalisés d’entendre cette musique de nègres dans leur sommeil éternel. Et ça depuis 38 ans! Alors aujourd’hui, je te demande solennellement de m’accueillir au sein du Cercle du Jazz. Comme cela, je serais isolé des autres esprits et je pourrais à nouveau me plonger avec délice dans la musique qui s’épanouit la nuit dans les couloirs du Palace.”

Claude, redressé entre temps, respira profondément et s’adressa au public: “Chers amis, ce que nous venons de vivre est extraordinaire et je souhaite que nous en conservions la mémoire en continuant d’honorer la musique comme il se doit”. Et lui et le fantôme commencèrent à danser une farandole sous les vivats du public.

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29 janvier 2020
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