Fête-Dieu à Bulle
«Tantum ergo, sacramentum… Veneremur cernui! On ne savait pas ce que cela voulait dire à l'époque mais aujourd'hui encore cette phrase a l'odeur des pétales d'iris et de pivoines… La Fête-Dieu à Bulle, c'est bien là toute mon enfance, au point que je suis encore capable de chanter le Tantum Ergo par coeur!
Mes soeurs et moi ce jour-là rivalisions de blanc, des gants aux chaussures, enorgueillies d'une splendide couronne de fleurs fixée au sixtus pour que «ça tienne» et éviter la honte d'une dégringolade! Je me souviens de l'excitation de la veille, quand il s'agissait de retrouver dans les armoires les trois petits cartons enfermant d'une année sur l'autre les couronnes sacrées, emballées dans du papier de soie. Notre départ pour l'église, le dernier nettoyage en arrivant près des Halles, pour estomper les marques de sirop, l'odeur des gants en cuir de ma mère et le parfum de son rouge à lèvres sur la joue. Il semblait que toutes les Bulloises s'étaient donné le mot pour cueillir des fleurs aux aurores et dessiner à même le sol, aux haltes immuables, des motifs colorés aux pétales soyeux et odorants.
Puis l'organisation de la procession, la mise en rang, les plus petites devant, les plus jolies sur les côtés, parce que c'est celles que voient surtout les passants! «L'Harmonie» de Bulle dans son costume d'apparât, où l'on reconnaissait le voisin du 4e à la clarinette et Marius à la grosse caisse… Et la répétition des pas! Droite, gauche, en faisant une petite pause entre les deux, l'autre pied comme tendu dans le vide!
Quand tout était prêt, on sortait Jésus de l'église, car on allait lui faire faire le grand tour! Ce curé en chasuble d'or, brillant presque autant que l'ostensoir. Il faut dire qu'en ces jours-là la religion avait bien du panache et de la brillance!
Le départ était donné et il fallait se concentrer sur les pas, les chants et les paroles en latin qu'on avait encore pris le temps de répéter le matin. Les haltes donnaient l'occasion de se recueillir, un peu, mais surtout de regarder si l'on reconnaissait quelqu'un dans la foule immense qui s'était amassée le long de la grand-rue. Et après les réjouissances religieuses, le sacro-saint apéro que l'on dégustait sous les halles, bien au frais.
Déjà il fallait rentrer, la robe blanche presque immaculée, le sixtus perdu depuis longtemps et les cheveux en bataille: les couronnes étaient rendues au papier de soie, les boîtes étaient fermées, rangées… jusqu'à l'année prochaine!»
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