Exaltation de la Fête des Vigneron 1927 par Mrs Paul Bertrand, (Paris)

19 août 1927
Vevey Place Du Marché
Paul Bertrand
Le Ménestrel (Paris)

Le Ménestrel (Paris) 1927.08.19

LA FÊTE DES VIGNERONS DE VEVEY (1, 2, 4. 5, 8 et 9 août)

Le souvenir de l'impression très vive que j'avais ressentie, il y a deux ans, au théâtre du Jorat, lors de la représentation de Judith, m'a donné le désir d'assister, cette année, à un de ces grands spectacles nationaux dont la Suisse est le berceau classique et qui se déroulent à Vevey, tous les vingt ou vingt-cinq ans, en des fresques gigantesques, dignes de la Grèce antique.

Il faut avoir été le témoin de cette manifestation incomparable, de nature à subjuguer et à émouvoir l'esprit même le plus sceptique, pour comprendre vraiment la haute portée sociale de l'art populaire, pour sentir toute la valeur morale de cette succession de tableaux évocateurs des temps classiques et dont la signification reste éternelle.

La Fête des Vignerons de Vevey est, en effet, beaucoup plus qu'un spectacle inoubliable, auquel rien d'ailleurs ne peut être comparé point au de vue de l'harmonieux déploiement des masses, du chatoiement des costumes, du charme des danses, de la saveur des chants et de l'ampleur des cortèges.

C'est la communion de tout un peuple, dans laquelle la poésie, la musique et la danse s'unissent pour magnifier le rythme des choses éternelles : le cycle immuable des saisons, les grandes étapes de la vie (y compris la mort qui n'en est qu'une des formes), le labeur humain, avec les récompenses qu'il apporte au plus ancien, au plus universel des métiers, parce qu'il reste directement lié au sol d'où tout vient et où tout retourne : le métier de paysan. Et dès lors, les occupations rustiques, illuminées de lyrisme, prennent une signification et une grandeur sans pareilles. Ce n'est plus seulement l'évocation du souvenir des ancêtres, des fastes du passé où s'unissent l'histoire et la légende pour idéaliser le travail quotidien et exalter la joie de vivre au milieu d'une nature de rêve ; c'est le frémissement indéfinissable qui entraîne tout le monde, figurants et spectateurs, vers les sphères supérieures où l'homme le plus humble, vivant à son insu la minute symbolique fixée par Michel-Ange sur les voûtes de la Sixtine, croit saisir la main du Créateur.

Le secret du retentissement immense d'un spectacle si beau et aujourd'hui si rare, c'est qu'il satisfait cette instinctive tendance qui s'impose confusément même à l'homme le plus vain, de laisser en soi-même, au moins pour un instant, la notion d'infini et d'éternité se substituer aux communes notions de temps, d'espace et de relativité qui caractérisent les conceptions terrestres; minute divine où, sous l'action d'une sorte de regard intérieur, le passé, le présent et l'avenir se disposent non plus exactement dans leur ordinaire succession, avec leurs divisions et leurs limites, mais sur un plan supérieur, unique et indéfini.

On comprend dès lors qu'une pareille fête ne doive être célébrée que quatre ou cinq fois par siècle. Toujours inspirée aux mêmes sources, elle n'est cependant jamais la même; elle affecte chaque fois des formes nouvelles en cédant aux évolutions particulières des divers arts qui y collaborent, bien que le fond en reste immuable.

Mais il faut que cette manifestation, qui représente une .tradition quasi-sacrée dont tous les Suisses entendent parler dès leur jeune âge et dont on trouve des souvenirs dans chaque demeure, s'accuse avec une netteté et une unité saisissantes dans le souvenir de tous les hommes d'une même génération.

Sur la Grande Place où, en temps ordinaire, ont lieu les pittoresques marchés de la ville, au pied des coteaux couverts de vignes mûrissantes, adossées à cette magnifique émeraude du Léman sertie dans un cercle argenté de montagnes, des estrades pouvant contenir quatorze mille spectateurs s'échafaudent sur les trois côtés d'un rectangle dont le fond, est occupé par une. Reproduction de la moyenâgeuse silhouette de Morat. Escortés par le Corps des Suisses, aux sons des fifres et des tambours, prennent,place à la tribune d'honneur les Conseils de l'illustre « Confrérie » qui, depuis plus de quatre siècles, à pour mission de protéger et de favoriser la culture de la vigne, la « plante sacrée » symbolisant le plus noble des travaux rustiques. Aussitôt après, entrent les quatre troupes de l'Hiver, du Printemps (Palés),de l'Eté (Cérès), de l'Automne (Bacchus), qui se rangent et, au grandiose accompagnement de l'orchestre, des fanfares et musiques d'harmonie, entonnent l'Hymne à la Terre. Puis, seule reste la troupe de l'Hiver, tandis que les autres se retirent aux sons du Cantique suisse. Et c'est alors l'Invocation à l'Hiver, les tableaux des Vanniers sortant de leur roulotte, des Bûcherons, des Chasseurs, Pêcheurs et Bateliers, des Forgerons, des Vieux et des Vieilles, des Laboureurs, lançant la Chanson du Blé qui lève, enfin de la Noce, défilé d'un pittoresque sans égal qui se déroule en vingt-deux couples dont chacun est revêtu des costumes typiques de l'un des vingt-deux cantons.

L'Hiver s'en va et le Printemps lui succède, avec son Invocation particulière, puis les chants et danses des Bergers et Bergères, des Jardiniers et Jardinières, des Faucheurs et Faneuses. Le Printemps fait place à l'Eté, avec l'Invocation à Cérès, les chants et danses des Moissonneurs et Moissonneuses, le chant du Joli Meunier, la chanson et les danses de la Mi-Eté, la montée vers l'alpage, avec l'émouvant Ranz des Vaches que lance le chef des Armaillis, et le chant si prenant du Petit Chevrier. Et c'est enfin l'Automne, qui s'avance à pas lents, l'Invocation à Bacchus, la glorification des Travaux de la Vigne, le Baptême, les chansons traditionnelles de la Belle Julie, des Effeuilles, des Vignerons d'Automne, l'évocation du Pressoir et de Noé, et enfin une impressionnante Bacchanale, à laquelle succède, pour finir, un Hymne solennel au Pays.

Voici résumée, en un schéma rapide, cette fameuse « Fête des Vignerons ». Mais ce qu'aucune analyse ne saurait exprimer, c'est la foi qui anime cet ensemble de deux mille figurants auxquels sont adjoints cinq corps de musiqueet un orchestre de cent cinquante musiciens ; c'est l'optimisme joyeux déployé en faveur d'une fête qui est vraiment celle de tous, parce qu'elle constitue le plus merveilleux spectacle d'art populaire qui puisse être donné au peuple par le peuple. Non seulement tout le littoral du Léman, mais encore les régions plus éloignées de la Suisse tiennent à honneur d'y participer; tous les figurants payent de leur poche leur splendide costume, établi d'après la maquette qui leur est communiquée et qu'ils s'engagent à ne montrer à personne pas plus qu'à chanter quoi que ce soit de la partition ou à esquisser aucun fragment des ballets avant la première représentation, laquelle tient lieu d'initiation véritable. Cette bonne volonté, cet enthousiasme instinctivement discipliné expliquent la parfaite réussite d'un spectacle si complexe et l'ordre miraculeux dans lequel il se déroule. Spectacle qui vaut par la valeur d'un effort collectif dont on ne saurait, de nos jours, citer aucun autre exemple et auquel on voudrait pou- voir conserver un caractère anonyme, comme cathédrales du aux moyen-âge.

On ne peut cependant s'abstenir de rendre hommage à certains de ceux qui en ont été les animateurs : à M. Gustave Doret, qui pour la seconde fois a été chargé d'écrire et de diriger la partition, remarquablement conçue en large fresque, avec un sens avisé de la valeur expressive du chant populaire, qu'il utilise avec une habileté incomparable et en en imprégnant, en y fondant les pages qui émanent de son inspiration personnelle; à M. Pierre Girard, qui lui aussi, a écrit le poème dans'la forme simple et large qui convenait; à M. Ernest Bieler, qui a établi en très grand artiste à la vision sûre et ample les maquettes des costumes, chars et décors, à M. Georges Meriadec, qui a réglé de main de maître les évolutions si simples et si heureusement variées des ballets; à M. Edmond Vierne, qui a présidé avec sûreté et ingéniosité à la mise en scène. Rendons également hommage au chef des choeurs, M. Ch. Mayor et aux excellents solistes : MM. René Lapelletrie et Hector Dufranne, les deux illustres artistes prêtés par l'Opéra-Comique pour se joindre aux parfaits interprètes suisses : Mlle Berthe de Vigier, MM. Ernest Bauer, Robert Colliard, Emile Dutour, Meinrad Brodard. Mais l'interprète essentiel reste la foule, non seulement celle des choristes et figurants, mais encore celle des spectateurs qui, inconsciemment réagit sur l'autre et contribue à la magie du spectacle.

_Que n'est-il donné à tous les contemplateurs du « dogme de la fusion des arts », à tous ceux qui se dessèchent dans l'exaltation de l'étriqué et du minuscule, d'assister à cette Fête des Vignerons et d'avoir ainsi l'occasion de se retremper aux sources éternelles de l'Émotion, de la Grandeur et de la Beauté !_

Paul BERTRAND.

Vous devez être connecté/-e pour ajouter un commentaire
Pas de commentaire pour l'instant!
Roger Monnard
409 contributions
6 novembre 2018
83 vues
1 like
0 favori
0 commentaire
0 galerie