Le Palais des Nations, le rendez-vous manqué avec l'architecture moderne

Bruno Corthésy
Bruno Corthésy

Par Bruno Corthésy, historien de l'architecture

(Cet article a fait l'objet d'une première publication en automne 2020 dans L'Inédit, le magazine de notreHistoire.ch)

La construction du Palais des Nations à Genève représente dans l’histoire de l’architecture mondiale un moment clé. En effet, la procédure lancée pour sa réalisation aboutit au refus du projet présenté par l’architecte suisse Le Corbusier, pourtant retenu parmi les finalistes. A la place, est édifié un bâtiment monumental à l’esthétique extrêmement classique. La Société des Nations manque ainsi l’occasion de marquer sa création par une œuvre d’avant-garde, porteuse d’ambitions nouvelles pour le XXe siècle.

Le traité de Versailles qui boucle les comptes de la Première Guerre Mondiale en 1919 invente l’idée de Société des Nations et élit comme siège la ville de Genève. Une assemblée générale des Etats membres est déjà prévue pour l’année suivante et Genève doit aménager dans l’urgence les infrastructures pour en assurer l’accueil. La gare Cornavin est modernisée, un champ d’aviation, qui deviendra aéroport, est créé à Cointrin et une station radio est même montée par la maison Marconi. Pour y installer son administration, la SDN rachète au bord du lac l’ancien hôtel National, qui sera rebaptisé palais Wilson à la mort du président américain en 1924.

Cependant, très rapidement, l’ancien hôtel se révèle trop étriqué. Dès 1926, la SDN décide de lancer un concours pour la construction d’un immeuble qui lui soit entièrement dédié. Le site de la Perle du Lac est d’abord choisi comme lieu d’implantation. Il offre en effet un environnement idyllique au bord du lac avec vue sur les Alpes. Un concours international est annoncé, auquel répondent 377 projets. Le jury est complètement débordé. Tout le monde veut en être. Alors que seules 19 planches étaient demandées, certains envoient des caisses pesant plus de 800 kilos. Il n’y a pas assez de place pour accrocher tous les dessins. Il faut monter dans l’urgence un bâtiment provisoire sur la plaine de Plainpalais pour pouvoir tout exposer.

Le jury y passe deux semaines en discussion, mais, malgré tout, n’arrive pas à se mettre d’accord. Aucun premier prix n’est décerné. Il semble que les conflits entre les tenants de la modernité et les esprits plus conservateurs soient arrivés à un blocage complet. Les procès-verbaux des débats ont malheureusement disparu ! En guise de compromis, le jury décerne des primes à toute une série de projets considérés comme de premier rang, parmi lesquels celui de Le Corbusier et de son cousin Pierre Jeanneret. Il aurait eu beaucoup de partisans pour le premier prix, mais il aurait été écarté de la victoire sous prétexte que les dessins n’étaient pas été exécutés à l’encre de Chine, comme exigé…

Le Corbusier ne s’avoue pas vaincu pour autant et, au contraire, contre-attaque, lançant une polémique qui fait flèche de tout bois. Il publie lettres ouvertes à la SDN et mobilise tous ses amis pour qu’ils le soutiennent dans la presse.

De guerre lasse, les autorités de la SDN décident de reprendre les choses en mains et forme un comité de cinq technocrates pour aller de l’avant. Un coup de théâtre remet alors tout en question. Le millionnaire John D. Rockefeller fait don à la SDN du financement nécessaire à la réalisation d’une grande bibliothèque. Avec cette adjonction, le terrain de la Perle du Lac s’avère trop étroit. Il faut trouver un autre site. Le domaine de l’Ariana, légué à la Ville par Gustave Revillod, se prête bien à un projet de plus grande ampleur, tout en conservant une orientation favorable sur le lac et le panorama alpestre. Héritière de Revillod et grande promotrice de l’avant-garde artistique, Hélène de Mandrot obtient que Le Corbusier soit associé aux réaménagements du parc. C’est elle, en effet, qui a organisé en 1928 le premier Congrès international d’architecture moderne (CIAM) dans son château de La Sarraz. Cependant, les propositions de Le Corbusier ne sont pas retenues dans le projet final. Se sentant spolié, celui-ci attente un procès à la SDN pour plagiat et demande un dédommagement de 1 millions de francs. L’affaire demeurera sans suite.

Pour finir, une équipe d’architectes est formée avec les meilleurs candidats du concours. Parmi ceux-ci, se trouvent le français Henri-Paul Nénot et le suisse Julien Flegenheimer. Nénot est diplômé en 1872 et fut un collaborateur de Charles Garnier. C’est dire s’il appartient à une autre époque. Associé à Nénot, Flegenheimer est l’auteur de la reconstruction de la gare Cornavin, ce qui lui confère un plus grand caractère de modernité. Le chantier débute en 1929 et s’éternise jusqu’en 1936, avec de nombreuses lenteurs dues à l’augmentation des coûts et à de multiples modifications demandées en cours de chantier. Le résultat est un immeuble d’une ampleur considérable, d’une taille comparable à celle du château de Versailles, qui fut longtemps le plus grand bâtiment du monde.

Son architecture monumentale reprend sous forme simplifiée les canons de l’esthétique classique, faite de symétrie, de hiérarchie des niveaux et d’équilibre des proportions. Ce style va s’imposer en Europe dans les années 1930, sonnant le glas des avant-gardes des années 1920. Cependant, l’architecture moderne aura sa revanche en 1952 avec la construction du Siège des Nations unies à New York, œuvre d’une équipe de onze architectes, dont Le Corbusier.

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L'Inédit
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27 janvier 2021
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