Les lavandières de Travers_16 Repérage

29 juin 2014
Travers, Neuchâtel
Jeanne-Louise Suter-Kubler racontée par Claire Bärtschi-Flohr
Claire Bärtschi-Flohr

Voici la version que je raconte au public et que j'ai tirée de :

Folklore et Traditions : Neuchâtel

Collectif

Editions à la Carte

Qui ont eux-mêmes repris l'histoire collectée par Jean Courvoisier in Folklore Suisse 1970.

Mme Jeanne-Louise Suter-Kubler (1894-1969) a raconté ses souvenirs d'enfance lors d'une conférence rédigée en 1951-1952. Voici ce qu'elle dit de la façon de faire la lessive, événement important de la vie quotidienne d'alors.

« Je vais vous raconter maintenant comment on faisait la lessive à la mode de 1900.

Vous serez étonnés d'apprendre que pour nous, les enfants, les jours de lessive étaient plein d'attraits.

Il y en avait deux par année, des lessives, une au printemps, l'autre en automne. Et pour une famille de neuf personnes, cela valait la peine de s'y mettre.

Bien sûr, pas de machines mécaniques ou automatiques.

Tout se passait dans des caves profondes. Ces caves avaient des soupiraux à ras de trottoir, devant la maison. Pendant la lessive, il en sortait des flots de vapeur chaude et odorante dans laquelle nous aimions à tourbillonner en chantant : « Oh gros Guillaume, as-tu bien déjeuné ? Oh oui, Madame, j'ai mangé du pâté… »

Au village, nous avions trois lessiveuses attitrées. Elles connaissaient leur métier à fond. Personne n'osait s'en mêler.

D'abord, le grand chef, la mère K. Grande femme osseuse, cheveux bien tirés, elle était d'origine bernoise et parlait le français fédéral le plus pur. C'était elle qui était chargée de POSER la lessive. C'est-à-dire de tout préparer un jour avant.

Surtout, elle préparait le lissu dans lequel on cuisait le linge.

Les anciennes cuisines possédaient une sorte de caveau dans lequel on déposait les cendres de bois. La mère K. remplissait de cendres un grand drap épais. Une fois bien tordu, ficelé, elle le mettait dans une grande chaudière pleine d'eau bouillante. Après une cuisson d'une heure ou plus, je ne me souviens pas, le lissu était prêt à recevoir le linge. C'est de cette façon que nos grand-mères obtenaient un linge très propre et très blanc, mais non sans peine et dur labeur.

Sous les ordres de la mère K., il y avait Madame S., mère de cinq enfants et femme du couvreur et ramoneur communal, buveur d'absinthe invétéré….

La troisième lessiveuse, c'était l'Elise, une fille mère, donc mise au ban de la société. C'était une ancienne camarade d'école de ma mère, on la faisait venir pour tous les gros travaux car elle savait travailler comme un cheval. Je la vois encore cette Elise, douce, tranquille, rondelette, le visage souriant, semé de taches de rousseur. Chez nous, elle faisait vraiment partie du mobilier.

La présence de ces femmes mettait la maison en branle-bas. Mon père détestait les lessives. Il était d'une humeur massacrante plusieurs jours à l'avance. Comme tout le monde mangeait à la table familiale, le bavardage de ces dames l'énervait. Nous, les enfants, nous étions fascinés par leurs mains très blanches et toutes plissées.

Pour nous, les enfants, c'était jour de fête. Nous étions entièrement livrés à nous-mêmes et nous pouvions enfin pénétrer dans les caves qui étaient alors habitées et éclairées du matin au soir.

En temps ordinaire, nous n'osions pas y descendre seul, à la lueur vacillante d'une bougie, nous en serions morts de peur. Pourtant, il en sortait de bonnes odeurs de fromage, de choucroute, de vin, mais on parlait de souris et même de rats !

Toutes ces terreurs disparaissaient en entendant les rires et les voix des lessiveuses. Nous allions leur porter les dix-heures, vin, pain, fromage. Le vermouth-apéritif. Cela les mettait en verve, donnait de l'élan aux battoirs et aux langues !

Après le dîner, café noir avec kirsch, à 4 heures, café au lait. Tout cela les stimulait et elles étaient toutes guillerettes à la fin de la journée.

Au grand jardin, on avait tendu des cordes et j'aidais ma mère à étendre tout ce linge. Quel plaisir de voir voler ces bas blancs, ces mouchoirs, ces chemises, ces pantalons gonflés par le vent. C'était magnifique dans le soleil d'avril ou de septembre. Tout à coup, ma mère me disait : il y a encore une tache. Va vite porter ça à la mère K. J'y courais, fière de mon importance, toute contente de pouvoir circuler du jardin à la cave.

Le soir, chacun geignait, se plaignait de courbatures. Le lendemain, tout recommençait de plus belle. Pendant trois jours.

Ensuite, il fallait repasser ces montagnes de linge. Les repasseuses utilisaient des fers remplis de charbons ardents, nommés beuglises dans les montagnes (de l'allemand bügeleisen). C'était beau à regarder et à sentir, le repassage, mais il arrivait souvent aux repasseuses de jaunir les jolies dentelles, les fines chemises de baptiste. Et elles étaient grondées.

Voici la lessive terminée, lavée, séchée, repassée dans toutes les règles de l'art.

Refermons la porte de nos souvenirs d'enfant. »

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  • Martine Desarzens

    Merci pour ce reportage sur le jour de lessive. En 1950, chez nous c'était encore des journées de lessive réservées aux femmes, laissant libre champs aux enfants !

  • Sylvie Bazzanella

    Que de jolis souvenirs me reviennent en mémoire... les jours de lessive printanières, les enfants de la maison s'adonnaient à coeur joie à barboter, en petite tenue, dans les deux grands bassins de pierre de la chambre à lessive qui jouxtait le jardin. L'eau était froide, nous y restions que peu de temps...