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Ella Maillart et l'anarchiste

octobre, 1932
Marianne Enckell

On connaît Ella Maillart pour ses succès sportifs, ses photos (conservées au Musée de l’Elysée à Lausanne), ses livres, son amitié avec Annemarie Schwarzenbach, sa passion pour l’Asie. Et le collège genevois portant son nom. On connaît moins ses engagements politiques. La Gazette de Lausanne dénigra son premier livre, Parmi la jeunesse russe, « panégyrique d’un régime abject, acharné à ruiner l’Europe et le monde »…

En 1932, lors de son deuxième voyage en URSS où elle allait surtout faire de l’alpinisme et de la randonnée, Ella Maillart rencontra trois dissidents, déportés ou relégués. Elle raconte ces épisodes dans Des monts célestes aux sables rouges, publié à Paris chez Grasset en 1934 et réédité de nombreuses fois.

Le premier déporté dont elle parle, à Frounzé, est un trotskiste « dont j’ai appris l’adresse par cœur », un certain Vassili Ivanovitch. Le deuxième, à Alma Ata, est professeur d’histoire et directeur des Archives, il lui raconte avec complaisance ses dîners parisiens.

La rencontre avec le troisième à Tachkent a été plus importante et fait l’objet de tout un chapitre. Nicolas a 52 ans, « il est grand, fort, front puissant, moustaches blondes, yeux un peu trop ouverts, de tempérament vite excité ». Il se rappelle un café de Plainpalais où il aimait aller manger la fondue…

Vérification faite, il s’appelait Nikolai Ignatievitch Muzil ; d’origine tchèque, il est connu sous le nom de Nicolas Rogdaeff ou Rogdaieff. Né en 1880, sa vie jusqu’en 1917 est une suite d’émigrations et d’exils. En 1900 il est en Europe, où il fait la connaissance des anarchistes Pierre Kropotkine et Elisée Reclus. En décembre 1904, il participe au congrès des communistes anarchistes russes à Londres. En septembre 1905, après avoir joué un rôle actif dans la révolution, il part d’Ekaterinoslav pour Genève, où il collabore au journal Khleb i Volya (« Pain et liberté »), rédigé par Georgi Goguelia, qui parut d’août 1903 à novembre 1905. Il réside ensuite à Paris, et se rend au Congrès anarchiste international d’Amsterdam en 1907 ; le rapport qu’il lit en russe n’a guère été compris, mais impressionne Amédée Dunois qui parle de « ce pâle jeune homme dans les yeux duquel brille une flamme étrange ». Pendant la Première Guerre mondiale, il est de retour à Genève ; il est l’un des orateurs du Premier Mai 1915, avec Louis Bertoni, qui discourt en français et en italien, et Paul Schreyer, en allemand. Il participe au groupe russe qui publie le journal Nabat (« Tocsin ») pour le faire parvenir clandestinement en Russie. Il travaille comme jardinier tout en suivant des cours de droit et de sciences sociales à l'Université.

Rentré en Russie à la révolution, il est actif dans les groupes et les publications anarchistes puis, en 1920, chargé de la propagande soviétique au Turkestan et jusqu'à Kaboul. Mais il rompt probablement après l’écrasement de la Commune de Cronstadt. Il devient administrateur du Musée Kropotkine à Moscou et collaborateur de l'Association scientifique caucasienne de Tiflis. Arrêté en 1929 comme un grand nombre d’autres anarchistes, et envoyé à « l’isolateur politique » de Souzdal, entre Moscou et Nijni Novgorod, il est ensuite relégué à Tachkent où il meurt en novembre 1932, peu après sa rencontre avec Ella Maillart.

Celle-ci, qui avait onze ans en 1914, a toujours détesté la guerre, le militarisme, le nationalisme. Elle a connu probablement des insoumis et des exilés à Genève ; à Berlin, où elle travaille en 1929 pour financer la suite de son voyage, elle a rencontré des exilés russes, c’est sans doute eux qui lui demandent d’aller voir leurs amis. Par la suite, elle a conservé ses sympathies, puisqu’on trouve son adresse genevoise dans la liste des abonnés au Libertaire, l’hebdomadaire anarchiste français, en 1937.

J’ai reconstitué ces informations pour rédiger des notices, notamment pour le Chantier biographique des anarchistes en Suisse, <anarca-bolo.ch/cbach>. C’est parfois fastidieux de recoudre des bribes de biographie, qui se basent trop souvent sur des rapports de police. Quand on trouve des personnages vivant sous la plume d’une Ella Maillart, quel bonheur ! Et combien de sujets de travaux de maturité pour les élèves de l’école qui porte son nom !

(Cette chronique a paru dans Le Courrier, décembre 2012.)

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