A Genève, le jour se lève sur la Société des Nations

Frédéric Burnand
Frédéric Burnand

Par Frédéric Burnand, journaliste

(Cet article a fait l'objet d'une première publication en automne 2020 dans L'Inédit, le magazine de notreHistoire.ch)

Nous sommes le lundi 15 novembre 1920, à l’ouverture de la 1ère assemblée générale de la Société des Nations. «Genève a mis sa parure de fête. Elle est accueillante et jolie dans la profusion des couleurs des 22 cantons confédérés et des drapeaux des 41 pays affiliés à la Société des Nations, relate Le Journal de Genève. Elle est belle dans son cadre d’automne, qu’estompe une légère brume. La rade où les vapeurs battant pavillon se balancent et le coteau de Cologny offrent un incomparable coup d’œil. Là-haut, dominant la cité, Saint-Pierre dresse ses tours. Et, lorsque les cloches de l’antique cathédrale sonnent à toute volée, le soleil a dissipé la brume. Genève apparaît resplendissante… »

Nul radio alors pour diffuser l’événement, même en différé. Le Journal de Genève décrit en détail le cortège avec un enthousiasme débordant, si l’on songe à la mesure, à la retenue même de cet auguste journal des Libéraux conservateurs genevois.

«Et voici, évoluant dans l’éclat du soleil, l’escadrille des aviateurs suisses. Puis, c’est un bruit de fanfare: le cortège des autorités fédérales et cantonales débouche sur le Grand-Quai. Les acclamations redoublent. En tête un peloton de gendarmes, la musique de Landwehr et, précédés d’huissiers en manteaux rouge et blanc, M. Motta, président de la Confédération, MM. Schulthess et Haab, conseillers fédéraux, suivis de MM. Ador et Usteri, délégués suisses… »

C’est l’instant fixé par la photographie. Juste derrière l’huissier marche le président Guiseppe Motta, en charge également des Affaires étrangères. Il est entouré à gauche par Edmund Schulthess, chef du Département de l’économie publique et à droite par Robert Haab, chef du Département des postes et des chemins de fer. Derrière les conseillers fédéraux, on distingue le président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Gustave Ador, ajustant son haut-de-forme et partiellement caché par la silhouette du président de la Confédération, Paul Usteri, à la tête du conseil d’administration de la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accident, de celui de Neue Zürcher Zeitung, sans oublier le conseil de banque de la Banque nationale suisse dont il est vice-président.

Le soft power helvétique

Trois d’entre eux (Motta, Ador, Usteri) forment la délégation suisse à l’assemblée de la Société des Nations avec une autre éminente personnalité, Max Huber. Conseiller juridique permanent du Département politique (Affaires étrangères), ce membre et futur président du CICR dirigera à plusieurs reprises la délégation suisse à la SDN, tout comme plusieurs conseils d’administration d’entreprises industrielles et financières.

Ces grandes figures de la Suisse d’alors incarnent précisément la formule mise au point par Berne pour se positionner dans la recomposition d’un monde fracassé par la guerre de 14-18: une défense des intérêts économiques et politiques sous la bannière de l’œuvre philanthropique de la Croix-Rouge.

Et c’est Gustave Ador qui personnifie le mieux ce soft power de la Suisse à l’international. Sous sa présidence, le CICR a été capable de monter en puissance pour prendre en charge les soldats emprisonnés durant la Grande Guerre, un défi colossal accompli à la satisfaction de l’ensemble des belligérants. Par ses activités industrielles et financières, ce membre éminent des familles patriciennes genevoises peut compter sur un solide réseau international, en France et aux États-Unis en particulier. Ce vénérable libéral conservateur est donc le candidat idéal que le Conseil fédéral sort prestement de son chapeau l’été 1917. Il s’agit d’éteindre le scandale international de l’affaire Grimm-Hoffman causée par une tentative du conseiller fédéral Arthur Hoffman de favoriser une paix séparée entre le Reich allemand et le gouvernement issu de la première phase de la révolution russe. Et c’est comme ministre des Affaires étrangères, puis comme président de la Confédération que le toujours président de fait du CICR s’engage avec ses collègues pour que la Suisse intègre la Société des Nations et que son siège soit établi à Genève. Un objectif ambitieux pour un État dont l’état-major de l’armée penchait résolument du côté de l’Allemagne, un empire qui était depuis la fin du XIXe siècle le plus important partenaire commercial de la Suisse.

La démocratie alliée de la SDN

Dans son discours devant l’assemblée générale de la SDN de ce mois de novembre 1920, Guiseppe Motta évoque un autre écueil qu’il a fallu réduire pour que Genève accueille le siège de l’organisation définie par le traité de paix de la Conférence de Versailles: la révolution bolchévique.

«La liberté politique n’est plus seulement un idéal individuel, mais un moyen puissant de diminuer, dans la lutte pour la vie, les inégalités initiales si ce n’est de réaliser l’égalité permanente de conditions qui, elle, est condamnée, pour le bien même de l’humanité, à n’être jamais qu’une folle chimère», affirme Guiseppe Motta.

Et le Tessinois de marteler une conviction partagée par les pères fondateurs de la SDN: «La démocratie apparaît comme l’obstacle le plus solide à la violence, au désordre et aux dictatures des minorités, mais elle ne remplit sa fonction essentielle d’éducatrice et de pacificatrice que parce qu’elle ouvre et élargit les voies aux aspirations collectives les plus généreuses et aux évolutions sociales les plus hardies. C’est par ce trait et je dirais même par cette parenté morale que la démocratie est l’alliée de la Société des Nations.»

Les bolcheviques russes étaient la hantise des négociateurs européens réunis à Paris en 1918 et 1919, d’autant qu’ils inspirèrent des projets révolutionnaires en Allemagne, en Autriche et ailleurs. Et la grève générale déclenchée en Suisse en novembre 1918 fit craindre en Suisse comme à l’étranger que le pays alpin ne devienne un nouveau foyer d’agitation révolutionnaire. Difficile dès lors de choisir Genève pour accueillir une organisation internationale censée aussi répondre au péril rouge, avec notamment l’Organisation internationale du travail.

Un risque que les autorités suisses ont résolument combattu. Dans son Bulletin périodique de la presse suisse de mars 1919, le ministère de la guerre français relève à la rubrique « Le bolchevisme en Suisse » que «le gouvernement fédéral poursuit son œuvre d’épuration: il a de nouveau, dit le Bund (22.02.19), expulsé quelques étrangers bolchevistes révolutionnaires» ; et notamment le Russe Chapiro (Bund, 23.02.19).»

Le Bulletin poursuit: «Avec le bolchevisme russe, c’est maintenant le bolchevisme allemand que craint la Suisse; le Berner Tagblatt, (24.02.19, 2e éd), redoute à cet égard la contagion bavaroise: le Conseil fédéral devrait fermer complètement la frontière, tant que ces désordres sévissent en Allemagne. On ne peut plus avoir égard aux intérêts privés. Il faut que la révolution limite à l’Allemagne son incendie et que nous nous protégions par tous les moyens contre les étincelles. Si les autorités trouvaient enfin le courage de prendre au collet ceux qui excitent et intoxiquent le peuple dans la presse, de faire passer en conseil de guerre pour trahison tous ceux qui par la plume ou par la parole invitent les soldats à la désobéissance, le calme régnerait bientôt.»

Le traumatisme de 14-18

Cela dit, l’objectif premier de la SDN est bien sûr l’instauration d’une paix durable entre les Nations dans ses dimensions politiques, économiques, culturelles et sociales. Dans son ultime ouvrage, Le monde d’hier, souvenir d’un Européen, l’écrivain Stefan Zweig restitue avec émotion le climat qui accompagne la naissance de la SDN, en se remémorant son séjour à Zurich et à Genève: «Celui qui a vécu ce temps-là se souvient que les rues de toutes les villes retentissaient de cris d’allégresse pour accueillir Wilson (le président des États-Unis, ndr) comme le sauveur du monde, que les soldats ennemis s’étreignaient et s’embrassaient; jamais il n’y eut en Europe autant de foi que durant ces premiers jours de la paix. Car il y avait enfin place sur la Terre pour le règne si longtemps promis de la justice et de la fraternité; c’était enfin, maintenant ou jamais, l’heure de cette Europe unie dont nous avions rêvé. L’enfer était derrière nous, qu’est-ce qui pouvait encore nous effrayer? Un nouveau monde commençait. »

Mais quelques pages plus loin, le Viennois déchante: «Chacun sait aujourd’hui — et nous étions un petit nombre à le savoir à l’époque déjà (les années1920, ndr) — que cette paix avait été l’une des plus grandes, sinon la plus grande possibilité morale de l’histoire. Wilson l’avait reconnu. Dans une vaste vision, il avait tracé le plan d’une entente véritable et durable. Mais les vieux généraux, les vieux hommes d’État, les vieux intérêts avaient déchiré et mis en pièces, réduit à des chiffons de papier sans valeur cette grande conception. La promesse sacrée, faite à des millions d’hommes, que cette guerre serait la dernière, cette promesse qui, seule, avait pu engager à mobiliser leurs dernières forces des soldats déjà à demi déçus, à demi épuisés et désespérés, fut cyniquement sacrifiée aux intérêts des fabricants de munitions et à la fureur des politiques qui surent sauver triomphalement, contre l’exigence sage et humaine de Wilson, leur fatale tactique des conventions et des délibérations derrière des portes closes.»

C’est le constat brutal d’un écrivain jeté sur les routes de l’exil par l’expansion de l’Allemagne nazie sur l’Europe. Après avoir achevé Le Monde d’hier, Stefan Zweig mit fin à ses jours le 22 février 1942 à Petrópolis, au Brésil. C’est l’année où le déchaînement génocidaire des nazis connait ses premiers revers face à l’Armée rouge de Staline. À l’issue de ce désastre humain bien pire que la Première Guerre mondiale, l’Organisation des Nations Unies reprend le meilleur de la SDN, tout en cherchant à combler ses faiblesses, comme de favoriser prudemment dans les territoires colonisés le droit des peuples à disposer d’eux même. Un principe guidant les Quatorze points du programme de paix de Woodrow Wilson dont les peuples colonisés avaient été exclus, fautes d’être suffisamment civilisés par l’œuvre coloniale, selon la ferme conviction du président américain, comme de ses homologues européens, au moment du Traité de Versailles.■

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L'Inédit
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27 janvier 2021
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