"Moustique"
ELOGE DU CLOCHARD
Simenon, que j'aime bien, aimait bien les clochards.
Chez lui, on en rencontre partout : dans « Maigret », dans les romans, les nouvelles, partout. Il doit y avoir une raison.
Qu'un type aussi organisé, aussi méticuleux aussi ordonné-emmerdant, aussi obsédé par la propreté, les microbes, toutes les petites salingueries qui nous entourent (voir sa maison-clinique d'Epalinges si bien décrite par Alphonse Boudard dans « Cinoche »), que l'ami Georges se soit intéressé à ces gens, à ces rebuts, déchets, monstres de dégueulasserie vinassière et fornicante, qu'il ait éprouvé pour eux de l'intérêt, de la sympathie et même de l'envie, oui ! de l'envie, cela m'a longtemps étonné.
Et puis j'ai vieilli. Et puis j'ai compris ; ou alors je savais ça depuis lurette mais je ne voulais pas que ça soit dit, comme dirait Sigmund en plus compliqué. Je biaisais, cachais, refoulais bien profond-profond, pour les générations de psys à venir, tout émoustillés par le beau cas : « cher confrère, laissez-moi parler, c'est moi qui l'ai vu le premier… »
J'ai vieilli, j'ai vécu ; si on peut dire…comme tout le monde ; train-train, cahin-caha, merdaille et grisaille. Rien à voir avec ce que le gosse de dix ans avait prévu. Passons. Lot commun. Comme dit le Centre social protestant : « c'est mieux que la Bosnie », ou le Darfour, ou la Syrie, il y a le choix dans les dingueries criminelles… Oui, mon frère, rien à répliquer, tout de suite l'argument-massue : ça pourrait être pire. Ben oui. J'incline ; je baste, je rougis, je ferme ma gueule. C'est ce qu'ils veulent…Et puis qu'on raque un peu quand même, faut bien le dire.
J'ai vieilli donc et j'ai vu les clochards autrement. Dans les livres, bien sûr, d'abord, puis en vrai, chair et os, repoussants, répugnants, dégoûtants comme doivent être les clochards.
D'abord, quand j'étais gosse, on n'en voyait qu'au cinéma, des clochards ; bien convenables, en habits de clochards, juste raccommodés où il fallait, pas trop, le vieux galure, la musette avec le col de la boutanche qui dépasse, la barbe un peu décoiffée, la démarche brinquebalante, Boudu, quoi, ou Souplex et Jeanne Sourza dans « Sur le banc ». Corrects, je dirais.
A cette époque, le pays des clochards, c'était Paris. Si on allait à Paris, on devait avoir vu au moins UN clochard. « Vous avez vu un clochard ? » « Oui, un superbe, sous le Pont des Arts ! » « Merveilleux ! Racontez ! ». On racontait.
A Genève, dans les années cinquante, bien sortis de la Crise des années Trente, on n'en voyait pas. Pas de ça, pas permis ! Circulez, y a rien à voir !
Au fait, non. J'en ai connu un. En tout cas, un qu'on pouvait glisser sans tricher beaucoup dans la catégorie maudite : Moustique. Le Père Moustique.
Déjà, le nom, ça vous fleure les époques révolues, la nostalgie bénite, les surnoms pas compliqués, pas besoin de parler le Billgates, tu comprends tout de suite : Moustique !
Il était tout petit, minuscule, pas un moustique, ça non, mais un petit chat, ou un furet, une bestiole dans le genre en tout cas, pas nuisible mais pas utile non plus bien sûr, faut pas pousser.
Dans mon souvenir, je ne le vois pas mal nippé Moustique, mais à mon âge d'alors, c'était pas des choses qui frappaient vraiment. Simple, un peu décousu, veste d'une couleur, pantalon d'une autre, pas tout-à-fait « coordonné », quoi ; le tout bien élimé…un ou deux chandails pour le chaud…les godasses, j'ai pas souvenance, mais à l'époque, chacun mettait ce qu'il trouvait ; mes copains les moins riches portaient toute l'année, été comme hiver, des « pantoufles de gym », comme on disait, toile bleue et caoutchouc, sauf aux Promotions. Avec de telles grolles, fallait courir beaucoup pour pas avoir froid mais c'étaient eux qui avaient les plus beaux mollets.
Moustique, il habitait près de l'école de la rue de Montchoisy, une soupente qui donnait sur la rue. Alors, tu parles d'un spectacle : on allait voir Moustique rentrer chez lui. Tu accédais par une échelle, raide, angle droit ; bien cinq minutes pour arriver en haut. Et en haut…On n'y est jamais allé, bien sûr, mais on regardait d'en bas.
D'abord, Moustique, les fesses maigres, un échelon après l'autre, précautionneux, pas se péter le col du fémur, putain ! D'autant plus que comme tous ses copains, il ne devait pas cracher sur la groseille de déménageur…Une fois au sommet, il ouvrait ou il poussait une planche-porte, j'ai plus ça dans l'œil, et on lorgnait dans la caverne.
Ca montait jusqu'au plafond : des habits, des bidons, des morceaux de lits, des journaux, pieds de lampe, ressorts, vieux pneus, infâme bordellerie, rognures déclassées, immondes rogatons glaireux ramassés Dieu sait où…Nous, on rêvait. Malheureusement on n'avait pas l'odeur : on était trop bas.
Tout ça pour dire, qu'un clochard, un vrai, moi, j'en ai connu un.
Les clochards me fascinent. Moustique, ceux de Simenon, ceux que j'ai vus, tous, ils me fascinent. Comme les serpents qui te regardent et qui t'enlèvent ta force, ton esprit, qui te laissent tout mou, tout vide, pour mieux te croquer.
Je parle des vrais. Attention ! Pas confondre !
Maintenant, on fait dans le nouveau pauvre, le cadre mal taillé, viré pour « causes économiques », le fringuant petit-bourgeois aux petites dents longues qui voulait vivre petit-peinard, F5, BMW, résidence secondaire, piano pour la petite, flûte traversière pour la grande, vacances au Club, un petit coup à gauche pour comparer avec Madame, la vie tranquille et aussi longue que possible, comme un riche mais en petit. Perdu d'avance.
Et pis, Paf ! Conjoncture. On vous aime bien, mais dehors. La catastrophe ! Et ça va très vite. Le piano, la flûte, la BMW, les petites tringleries extra, Pfuit ! Là tu regrettes, tu mesures le chemin, t'as vécu que pour tout ça, alors ça fait un trou, forcément. Ceux-là deviennent clochards malgré eux. Horrible. Je compatis, j'aimerais qu'ils s'en tirent, mais ils sont hors sujet. Ils me font de la peine, mais ils ne me fascinent pas. Ils me foutent la trouille, nuance !
Moi, ce dont je vous cause, c'est du certifié authentique clodo volontaire, du vrai Tireur de Révérence, Maître du Dos Tourné, énorme Fouteur de Camp…Vous fermerez après moi…parti sans laisser d'adresse…si on me demande, je n'y suis plus pour personne. L'aristo de la Cloche, quoi ; trois étoiles au guide ! Vaut le détour ! Rien à redire, on admire et on s'incline.
C'est lui qui me fascine. C'est lui qui fascinait Georges, et d'autres, sûrement.
D'après ce que je sais, il y en a de toutes sortes, tous les métiers, toutes les classes, médecins, chefs de rayons, profs, métallos, j'en passe. Tous les milieux, forcé. Et même des femmes, mais là, je connais moins, donc je me tais. Et tous ces types, un beau jour, ont claqué une porte. Vlan !
Ils se sont levés comme chaque matin, se sont habillés, ont dit au revoir à Bobonne, aux moutards : « Je vais travailler » ou peut-être même pas : on ne dit pas « je vais travailler » si on va travailler ; ça va de soi : on va travailler, point.
Et ils sont partis. Comme ça, sans rien, sans valise. Bien sûr, un clodo n'emporte jamais de valise. La valise c'est l'espoir, l'envie, je ne sais, de revenir. C'est petit, mesquin, cucul, bourgeois, quoi ! Le clochard part sans rien ; avec ce qu'il a sur le dos, et le minimum, je suis bien sûr. Sans économies, sans argent ; l'argent c'est le foutu lien avec ce qu'il quitte, alors tu penses s'il va s'encombrer ! Il va à la guerre, le clodo ; un soldat, ça n'emporte pas de grenaille dans les poches !
Il laisse tout. Tout, sans faire le détail, sans mégoter, d'un geste large, grand seigneur, la vraie noblesse, comme j'ai dit.
Il part.
Les flics, les impôts, Bobonne, les gniards, le plan d'épargne-logement, le chef de bureau, l'atelier, la TV, le papier du salon, la tante Agathe, la boîte de la BMW qui choucroute, l'horloge cde la cuisine…surtout l'horloge, les minutes, secondes, tic-tac, tac-tic, la vie qui coule, dégouline, gluante, morne et douce, tout ça derrière, nul et non avenu. Il part.
Oh ! C'est pas la Terre promise qui l'attend, raisins de Canaan, miel de Judée, sentiers fleuris et vahinés parfumées…Que non pas ! C'est la dèche noire, le froid, les vacheries, ça oui ! Ils sont pas doux entre eux ses nouveaux amis, la vinasserie putassière pas ragoûtante, la mouise profonde et crasseuse, plus profonde et plus crasseuse qu'il n'aurait jamais pu l'imaginer. La Cloche, c'est un long et dur apprentissage ; ça commence par les grolles trouées humides et ça finit dans la tête, en rognes, en fumées, désespoir sans fond…
Il va tout s'appuyer, tout se goberger, tout comprendre, le nouveau candidat à la maîtrise clochardière, avec la peau, puisqu'il n'a plus que ça. Mais c'est un seigneur, comme on a vu…Alors, comme disent les Britisches : « Never explain, never complain ». Il va encaisser, fur et à mesure, à petites cuillères, bien apprécier, lentement, au fil du temps qu'il ne comptera plus, vous comprenez, mais qu'il sentira passer, ça j'en suis sûr.
Et il ne reviendra pas.
Et il crèvera, plus ou moins inconnu, de cirrhose ou d'infarctus ou de pneumonie ou d'un coup de surin de fin de beuverie ou d'un coup de latte bien placé pour trois francs qu'il avait dans sa poche, ou que sais-je ?
Ca n'est pas un exemple enthousiasmant pour la jeunesse, certes non. C'est loin d'être édifiant, tendance aide au Quart-Monde, Mère Thérésa, Restos-du-Cœur…ça ne va pas susciter lerche de vocations clochardines ou aide-paumés et je conçois qu'on soit effrayé par le sinistre de la chose ; mais je maintiens : le clodo, c'est le vrai héros des temps modernes.
Messieurs : pour le salut, chapeau bas ! Comme on disait chez les mousquetaires, au temps jadis, quand il y avait encore des chapeaux et des plumes.
Richard Gaudet-Blavignac
La demeure ressemblait à ça, mais c'était pire et sans les tags...
Bien sûr je n'ai pas de photo de Moustique, alors je l'ai dessiné de mémoire.
Bonsoir, J'ai bien connu "Moustique" ! Né et grandi aux Eaux-Vives, mes grands-parents habitaient au 8 rue Sillem, donc à côté de chez "Moustique"