La grand-mère d'Israël

7 novembre 1974
Genève
Marc Schindler

La grand-mère d’Israël

Dans la vie d’un journaliste, il y a des rencontres qui vous marquent. En novembre 1974, j’ai interviewé à Genève, l’ancien premier ministre d’Israël, Golda Meir, que ses compatriotes avaient surnommé “la grand-mère d’Israël”. C’est toujours impressionnant de se trouver face à une personnalité qui a marqué l’histoire de son pays et du monde. Golda Meir, la “dame de fer”, avait dû quitter le pouvoir un an plutôt, après la guerre du Kippour. Israël avait gagné la guerre, mais avait perdu 2500 hommes et avait dû accepter la présence des Palestiniens à la conférence de Genève, qui avait abouti à un accord avec les États arabes. Pour Golda Meir, c’était un échec personnel et un désaveu de toute sa carrière politique.

Cette retraitée de l’histoire était à Genève pour présider un dîner en son honneur. Cent dix très riches personnalités juives avaient payé 100 000 $ le couvert au profit d’Israël. Elle avait accepté une interview pour la télévision suisse, dans le palace où elle était descendue. L’interview avait commencé comme un mauvais polar. Dans le hall étrangement désert de l’hôtel, trois messieurs étaient occupés à lire un journal. Quand nous sommes entrés, ils s’étaient levés d’un bond. Ils étaient chargés de la sécurité de l’ancienne première ministre, le premier pour la police fédérale suisse, le deuxième, pour la sûreté genevoise et le troisième était un garde du corps de Golda Meir. Dans l’ascenseur, d’autres agents de sécurité. Dans le couloir menant à sa suite, un “gorille” tous les dix mètres ! Dans le salon, son garde du corps personnel ne me quittait pas des yeux. Pendant que le cameraman et le preneur de son installaient leur matériel, il scrutait nos visages et nos mains de ce regard professionnel que j’avais remarqué.

Golda Meir était entrée sans bruit. Une vieille dame de 76 ans, au visage fatigué, comme un parchemin ridé. Elle m’avait fait penser à un vieil éléphant qui a tout vécu. Elle avait penché un peu la tête, ses yeux gris me regardaient, mais j’avais l’impression qu’elle ne me voyait pas. Je l’avais salué en anglais et elle m’avait demandé, d’une voix sourde, si je parlais hébreu, yiddish ou russe. Elle voulait peut-être savoir si j’étais juif. Quand j’ai répondu non, elle a fait un geste de la main et m’a dit : alors, faisons l’interview en anglais.

Golda Meir était assise dans un fauteuil et elle attendait mes questions. Elle avait répondu à tant d’interviews que rien ne pouvait plus la surprendre. Son regard était dirigé vers moi, mais j’avais le sentiment qu’elle regardait à travers moi. Dans ce genre d’interview avec une personnalité politique, le journaliste sait qu’il y aura rarement des surprises. Golda Meir n’avait jamais voulu faire de concession et elle avait toujours refusé de négocier avec les Palestiniens. Quand je lui ai demandé si elle pensait que le peuple palestinien avait des droits, sa réponse avait claqué : “quel peuple palestinien, quels droits ?” Pas un sourire, aucune émotion sur le visage, des mots implacables pour exprimer sa conviction.

Elle avait ajouté : “Les pays arabes n’ont pas fait pour les réfugiés ce que nous avons fait pour les nôtres”. Elle avait même accusé les États arabes d’utiliser les réfugiés palestiniens comme “une arme de plus contre l’existence d’Israël, mais l’argent du pétrole arrivait déjà”. Elle avait conclu : “Nous pouvons pardonner aux Palestiniens de tuer nos enfants. Mais nous ne pourrons jamais leur pardonner de nous obliger à tuer leurs enfants. La paix viendra quand les Arabes aimeront leurs enfants plus qu’ils ne nous haïssent”. C’était en 1974, quatorze ans avant la première intifada, la “guerre des pierres”, le soulèvement palestinien contre l’administration et l’armée israéliennes, qui occupaient la moitié de la Cisjordanie. Une révolte qui allait faire plus de 2000 morts chez les Palestiniens et les Israéliens. À la fin de l’interview, Golda Meir m’avait simplement remercié d’un signe de tête, elle s’était levée et elle est rentrée dans sa chambre. Quelques années plus tard, elle s’était éteinte à l’âge de 80 ans, à Jérusalem. Elle que son compagnon de route Ben Gourion avait appelée “le seul homme de mon gouvernement”.

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