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Grégoire Favre: "S'intéresser au passé ouvrier revient à mettre en question une image du Valais." Repérage

17 février 2012
Claude Zurcher
notreHistoire

En automne 2010, Grégoire Favre et Eric Bovisi dévoilent un travail artistique étonnant : une exposition dans les anciennes halles Usego, à Sierre, consacrée au monde du travail de l'aluminium en Valais. Deux ans plus tôt, Grégoire Favre assistait à la destruction de l'ancienne fabrique de charbon de l'usine d'aluminium de Chippis. C'est en filmant la démolition de ces bâtiments qu'il prend conscience de l'importance des lieux pour les anciens d'Alusuisse. Il lance alors un projet ambitieux : monter une exposition qui réunit à la fois des témoignages d'anciens ouvriers, des archives de ce passé industriel et des travaux d'artistes inspirés de ce monde perdu.

Un livre retrace aujourd'hui cette démarche artistique. Il est publié aux Editions Monographic (1) et sort actuellement en librairie. Grégoire Favre, qui est aussi membre de notrehistoire.ch - il est notamment l'éditeur d'un groupe sur la mémoire ouvrière en Valais - revient sur sa démarche artistique.

notrehistoire: Vous publiez avec Luc van Dongen un livre qui s'inscrit dans le prolongement de votre exposition de 2010. Votre publication n'est pourtant pas le catalogue de cette exposition mais bien un livre en lui-même. Comment le définissez-vous ?

Grégoire Favre: Ce livre est le fruit d'une rencontre entre artistes et chercheurs. Après le succès du colloque organisé par l'Association pour l'étude et l'histoire du mouvement ouvrier (AEHMO), dans le cadre de l'exposition, l'idée d'une publication est née. Il s'agit donc d'un ouvrage difficile à cataloguer qui poursuit le dialogue débuté autour de l'exposition.

Il présente des témoignages d'anciens ouvriers et la contribution d'artistes et d'historiens. Comment avez-vous réussi à associer ces différents point de vue ? Ces frontières entre le témoignage vécu, l'histoire et l'art ne sont-elles pas habituellement hermétiques ?

Il y a bien sûr la cohérence thématique : témoins, historiens et artistes contribuent, chacun à leur façon, à décrire une même réalité. Les écrits des chercheurs et les récits de vie des ouvriers se complètent, se répondent ou se confrontent. Quant aux liens qui unissent l'art à l'histoire, ils sont nombreux et ils ne datent pas d'hier ; c'est notamment grâce à l'art que les mythes fondateurs de nombreuses civilisations ont survécu. J'ajouterai aussi qu'en puisant dans le matériel iconographique réuni lors de l'exposition, nous sommes parvenus à donner une unité esthétique à cet ouvrage qui, elle aussi, contribue à lier ces différents points de vue.

Comment définissez-vous cette réalité ouvrière des usines valaisannes d'aluminium ?

C'est précisément l'un des enjeux de ce livre que de répondre à cette question. La réalité ouvrière au sein des usines valaisannes d'aluminium qui ont maintenant plus d'un siècle d'histoire s'est transformée au fil du temps. De la première génération d'ouvriers aux employés d'exploitation d'aujourd'hui, notre objectif a été de dresser un panorama de la vie à l'usine.

Quelle place avait le monde ouvrier en Valais et quelles traces cette histoire industrielle laisse-t-elle aujourd'hui ?

L'industrialisation du canton, qui a véritablement commencé au début du siècle passé, a permis au Valais d'entrer dans la modernité. L'impact que l'implantation d'une usine, comme celle de Chippis, a eu sur le développement du Valais central en témoigne. Le paysage et les hommes s'en sont trouvés profondément modifiés. On a détourné des cours d'eau, édifié des usines électriques, des voies de chemin de fer, des barrages. La vie des hommes s'est organisée autour de leur activité à l'usine. Sans formation et pauvres, ces derniers ont trouvé à Chippis un moyen de subvenir durablement à leurs besoins. Le monde ouvrier a ainsi occupé une place importante en Valais. Les traces de cette histoire, qu'elles soient architecturales ou sociales, sont donc nombreuses et multiples.

Votre livre est aussi une réflexion sur la mémoire. Pourquoi cette question de la mémoire, notamment la mémoire ouvrière, vous paraît-elle important?

Notre mémoire, c'est notre identité ! S'intéresser au Valais ouvrier revient à interroger, voir à mettre en doute, l'identité essentiellement rurale de ce canton. Cette histoire ouvrière se heurte à un discours, à une imagerie, et, d'une certaine façon, s'attaque à un mythe sur lequel repose encore bien des croyances.

C'est aussi une démarche sur un lieu, en l'occurrence une ancienne fabrique de charbon à Chippis. Vous avez vous-même photographié et filmé l'abandon de ces usines. Quel était le sens de votre travail?

La mémoire est faite de tout ce dont on se souvient et de tout ce dont on ne se souvient pas. Filmer la destruction d'une partie du parc industriel du site de Chippis, au-delà de la fascination esthétique qu'exercent sur moi les ruines, m'a donné l'occasion de thématiser la notion d'oubli.

Vous dites d'ailleurs que votre exposition a été pensée comme une enquête artistique. Car vous procédiez à une « investigation artistique » sur le monde ouvrier valaisan.

En tant qu'artiste, ma démarche s'inspire de celle des chercheurs. Lorsque je m'empare d'un sujet, je cherche, je creuse, j'approfondis, puis, à partir du matériel réuni, j'élabore un discours. Je conçois l'art un peu comme une langue dans laquelle je vais tenter de traduire mes propos**.**

Pour monter votre exposition, vous aviez lancé des appels pour réunir des témoignages et des documents. Quel avait été le résultat de vos appels ?

Si nous avions reçu de nombreux appels, c'est surtout lorsque nos premiers portraits d'ouvrier sont parus dans le Journal de Sierre que nous avons été contactés. Grâce à ces textes publiés sur une période d'une dizaine de mois, nous sommes parvenu à installer la future exposition dans l'esprit des anciens de l'usine.

Propos recueillis par Claude Zurcher

  • Grégoire Favre est l'invité, samedi 18 février, à 13h30, de l'émission L'horloge de sable, sur Espace 2. (Ecouter l'émission)
  • Le vernissage du livre sera organisée le jeudi 23 février, à 20h, au Café Gavroche, à Genève (près de la gare, Boulevard James-Fazy 4), en présence des auteurs.
  • (1) Mémoire ouvrière. Ouvriers, usines et industrie en Valais : à la croisée de l'histoire, de la mémoire et de l'art, sous la direction de Luc van Dongen et Grégoire Favre (Sierre, Editions Monographic, 2011)
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