Cabane de Moiry

© Jean-Baptiste Salamin
Sylvie Bazzanella

L'automne touchait à sa fin. La section de Montreux venait d'achever la construction de sa cabane et se préparait à célébrer son inauguration. Je me revois alors, en cette journée du 12 octobre 1924, jour de la cérémonie officielle, gravissant avec tant d'autres, tant citadins que villageois, les petits lacets de Moiry. C'était par un matin d'une journée fraîche et claire du premier automne qui lentement prend possession de la terre en jaunissant déjà les pâturages et fanant la flore de l'alpe. Un ciel bleu couleur de gentianes se découpait aux arêtes blanches des sommets environnants et, au milieu de tout décor, je découvris, pour la première fois, celle qui bientôt serait ma cabane. Ce paysage merveilleusement beau, là où la poésie de l'œuvre de Dieu s'allie si pleinement à celle de l'homme, m'avait fait une profonde et indicible impression. La montagne tout entière baignait encore dans cette quiétude matinale qui précède la première caresse du soleil levant. Mon regard surpris et émerveillé se promenait sans cesse sur ce panorama resplendissant. Spontanément alors dans mon cœur de montagnard naquit en moi le désir ardent de devenir le gardien de la cabane. Après quelques démarches auprès de la section de Montreux, présidée en ce moment-là par M. Robert Furer, je recevais ma nomination officielle.

Le 10 juillet 1925 fut mon premier jour de gardiennage, jour où avec une certaine émotion et quelque maladresse peut-être, mais sans trop d'appréhension, je reçus à Moiry les premiers visiteurs. Bien vite alors, j'ai dû me rendre à l'évidence que le gardien doit être, là-haut, l'homme de confiance. Celui sur qui les alpinistes doivent pouvoir absolument compter. La montagne, depuis, a façonné de son mieux le gardien comme l'érosion a sculpté dans le temps nos vallées alpestres. C'est ainsi que le petit chevrier de Grimentz est devenu ce gardien qui, chaque été, dès lors, prend tout naturellement contact avec l'élite du monde des alpinistes.

La vie d'un gardien de cabane de haute montagne est loin d'être austère, elle n'a rien de commun avec celle d'un ermite comme, peut-être, on se l'imagine parfois. Des centaines de clubistes et de promeneurs de toutes conditions défilent jour après jour à chaque saison dans ces hautes régions. Des amis, toujours plus nombreux avec les années, viennent régulièrement lui faire visite et jouir de quelques heures de calme. Avec tout ce monde il entretient des relations, des contacts aimables, sans autre prétention que celle de vouloir faire son devoir et de rendre service. Comme ils sont simples et sans éclats les moments qui fondent le bonheur et l'amitié à la montagne ! Une soirée où l'on chante, où l'on s'amuse, où l'on se divertit en saine gaîté, procure un vrai délassement et un souvenir agréable. Heureux est donc celui qui sait apprécier quelques instants de solitude et d'évasion, loin des villes bruyantes et des soucis quotidiens. Qu'il fait bon se refaire ainsi au sein de la nature ! Pour le gardien cela est vrai aussi. Dans la grande animation du fort de la saison, dans le feu des journées de juillet, il est parfois, le soir venu, broyé par les fatigues de son travail. Alors dans la nuit, il sort au dehors, quelques instants, et ce breuvage d'étoiles et d'air vivifiant lui redonne jeunesse et vigueur. Pendant mes nombreuses années de gardiennage j'ai chaque jour, sans me lasser jamais, admiré les beautés si diverses de l'alpe, indigné parfois lorsque les touristes indifférents à tant de splendeurs ne s'arrêtent pas, ne fût-ce qu'un instant, pour les contempler.

Jean-Baptiste Salamin, gardien de la cabane de Moiry

© Photo de Michel Savioz

Bonheur immense aussi que de courir sur les pentes de ce vallon sauvage, profond, tortueux et raboté chaque printemps par l'avalanche semant ses débris épars parmi les fleurs qui chaque été ressuscitent en rocailles multicolores. Un gardien qui aime vraiment sa cabane non seulement s'attache à ses visiteurs, mais plonge ses racines dans chaque parcelle de son royaume alpin. Son regard ne se lasse pas de contempler le vaste glacier d'une pureté rare, ou les ruisseaux aux couleurs si changeantes sous le soleil, ou encore la montagne toute entière ciselée par les siècles. Le gardien s'intéresse à tout ; à la faune prolifique de sa région, si variée dans le vallon de Moiry et jusqu'aux campagnols que l'on trouve à plus de trois mille mètres, servant de nourriture à la petite hermine au manteau changeant de teinte selon la saison. Il observe la perdrix des neiges habile à se cacher et se nourrissant de lichens d'Islande, de mousses, d'air pur et de liberté. Combien de fois, montant à Moiry à l'arrière automne, n'ai-je pas découvert, immobile derrière un roc, le lièvre des Alpes faisant tache blanche sur les gazons rougis par le soleil et le froid. Les marmottes si actives durant tout l'été sont alors terrées et plongées dans le plus profond sommeil hivernal ; tandis que, plus haut, les chamois sillonnent encore les contreforts rocheux avant de regagner, chassés par la faim, la limite des forêts.

Dans ce pittoresque vallon bercé par les vents du Sud, la flore est aussi prospère. Lorsqu'en juillet on traverse les pâturages aux pieds des moraines, ne croirait-on pas marcher sur un ciel d'étoiles ? De la petite soldanelle née au premier printemps jusqu'aux renoncules des glaciers à la linaire blottie dans les pierriers, que de bouquets, quelle fête pour les yeux ! Les montagnes elles-mêmes, que l'on dirait surgies de terre, sont très diverses; de la Pointe de Lona formée de schistes de Casanna à la belle roche de prasinite ou de serpentine de la Pointe de Tsaté, jusqu'aux quartzites du Grand Cornier, quel cirque merveilleux, quelle harmonie de formes et de couleurs ! Le gardien ne peut plus être là-haut un simple spectateur plus ou moins passionné, il est à la montagne et à ses éléments comme on est d'un pays.

Sa place habituelle reste malgré tout, dans sa cabane, autour de son fourneau, près de ses touristes. Il doit à ces derniers surtout un dévouement inlassable et de tous les instants. Levé très tôt, il assiste au réveil parfois difficile des alpinistes, à ce petit coup d'œil interrogateur à l'adresse du temps, par la fenêtre du dortoir silencieux ; au petit déjeuner, avalé rapidement, dans le désarroi du départ, puis à la marche à la lanterne vers les sommets convoités et enfin au retour sain et sauf à la cabane dans la joie et l'amitié que le gardien partage volontiers.

Que de souvenirs ne pourrait-on pas évoquer ici ? Mais il est temps de clore ce petit coup d'œil vers le passé et sur le vallon de Moiry et sa cabane.

Après tant d'années, je me revois une fois de plus, jeune gardien découvrant peu à peu sa cabane et dès lors commençant à l'aimer comme on aime à vingt ans. C'était là-haut, le printemps ; c'était en mon cœur, le printemps de la vie. Dans l'engrenage du temps trente-deux ans, trente-deux saisons ont passé comme passe l'ombre des nuages sur le flanc des pentes abruptes. Et tout à coup, sur l'alpe, c'est l'automne, c'est l'hiver. C'est aussi hélas, trop tôt peut-être pour le vieux gardien, un peu comme le soir de la vie. Cela, il l'a surtout ressenti lorsque, la saison touchant à sa fin le dernier touriste lui a dit « adieu » au détour du sentier, celui qui descend… Le vieux gardien reste seul alors devant sa cabane, il est songeur et dans le silence impressionnant de ses chères montagnes qui semblent compatir à sa peine, il écoute chuchoter le passé. L'inquiétude descend en lui maintenant alors que tout à l'heure, sous le grand ciel bleu et le soleil, tout était à la joie. Image de la vie, se dit-il en lui-même, mais voilà que de son cœur, comme une prière, s'échappe un soupir et ses pensées s'en vont d'abord tout spécialement, en cette soirée, vers ceux qui tant de fois sont venus, année après année, lui faire visite jusqu'au jour où, de plus en plus clairsemés, les vieux amis de la montagne et du gardien s'excusent de ne pouvoir plus entreprendre la rude montée. Le vieux gardien, se souvenant de tous, aimerait pouvoir évoquer ici leur souvenir, leurs noms, mais ne pouvant le faire, il dédie simplement à tous, à ceux qui ne sont plus comme à ceux qui sont encore, en signe d'amitié et de reconnaissance, sa croix de mélèze qui, là-haut, veille et prie…

Pourquoi faut-il, pense encore le vieux gardien, que ce soir l'accent soit quelque peu nostalgique, que le noir l'emporte sur l'aurore qui demain, malgré tout, se lèvera, plus belle, plus empourprés encore, sur les sommets et sur le monde ? D'autres générations viendront à nouveau dans sa chère cabane. Oh ! comme il souhaiterait que ce soit un peu, et toujours plus, comme un pèlerinage où notre jeunesse, désabusée peut-être, malgré elle, par les retors de notre siècle et l'évolution imprévisible des jours, reprendra à l'exemple des aînés le chemin de la montagne, cherchant à son école le calme, le courage, la notion juste des valeurs et la joie de vivre.

Le vieux gardien ne sera plus toujours autour de son fourneau ou sur le pas de la porte de la cabane, mais il pourra alors se reposer en paix, car il aura en son âme le sentiment ferme d'avoir bien terminé sa mission.

Jean-Baptiste, gardien

Article tiré de : © Les Alpes - Revue du Club Alpin Suisse, 35e année, 1959.

Avec l'aimable autorisation du Club Alpin Suisse CAS.

Voir aussi : Jean-Baptiste et ses poules

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