Ce que je vois par la fenêtre…

© Charles-Ferdinand Ramuz
Sylvie Bazzanella

C'est d'abord, du côté du sud, une pente modérée, autrefois plantée en vignes, mais qui aujourd'hui, hélas ! ne l'est plus, car on sait que le voisinage d'une grande ville n'est pas favorable au vignoble. Les vignes de Pully sont devenues du terrain à bâtir. Il y avait autrefois, sous mes fenêtres, tout un domaine de vignes : il n'y a plus aujourd'hui qu'un terrain assez dégarni, avec des jardins, des plantages, et, dans le bas, deux ou trois maisons pas méchantes, de construction assez récente, et puis…

Et puis plus rien qu'une vaste surface plate qui mène le regard directement jusque chez les Savoyards, un vaste espace sans relief qui est à la fois au-dessous et au-dessus de vous, qui est en même temps horizontal et vertical, qui est bleu comme le ciel, qui est brun comme un champ qu'on vient de labourer, qui est violet et tout uni ou bien encore marbré de taches : le lac que j'entrevois par les trous qu'il y a dans le feuillage d'un cognassier et entre les deux longs bras parallèles d'un cèdre, vu ainsi par petits morceaux et inséré dans les branchages comme des vitres de couleur.

Tout le lac, ce grand réflecteur, qui nous renvoie redoublée la lumière du jour et la chaleur de l'astre, les jours où il est luisant comme une feuille de fer-blanc, les jours aussi où il scintille de mille petits feux à la crête de chaque vague, comme des copeaux allumés.

C'est ce qu'on voit immédiatement au-dessous de soi quand on est tourné vers le sud, mais dès que le regard change de direction, tout se transforme. Dans le haut du chemin Davel, les promeneurs s'arrêtent net : c'est à cause de l'échappée. Les deux hauts murs de pierre qui le bordent forment ici comme une encoche, et, par cette encoche, ils regardent et considèrent longuement ce que j'aperçois moi-même, mais bien mieux qu'eux, étant plus haut. Les grandes montagnes, tachées de blanc, les grandes montagnes dans le ciel et qui semblent elles-mêmes un peu de ciel tombé, les hauts rochers sous cette voûte, et c'est comme si la voûte, à cette place, avait croulé : cet entassement de moellons d'azur qui obligent à lever la tête, tout le fond du lac, la dent d'Oche, les Cornettes, le Grammont, puis la percée de la vallée du Rhône d'où on le voit sortir, le Rhône, et qui fait une barre jaune qui s'avance très loin dans le lac.

C'est pourquoi les passants d'un jour font halte, mais nous qui sommes là, nous qui demeurons là, sur cette espèce d'éperon qui domine toute la contrée, nous autres avons toute la vie pour faire l'inventaire de ces richesses et nous les énumérer. Nous n'avons qu'à monter dans le grenier et, par une de ces petites fenêtres, qui sont percées dans le toit dit « bernois » (et qui n'est, paraît-il, pas bernois du tout) laisser nos yeux aller librement se repaître de tout côté, et jusqu'au rassasiement. Nous n'avons qu'à grimper une dernière rampe d'escaliers, et là, sous une forêt de poutres, dans la poussière, sous la mince croûte protectrice des tuiles cuites de soleil dont on voit l'envers, et passant, s'il faut, d'une fenêtre à l'autre : le couchant, le midi, le levant, tout vous est offert.

On voit au bord de l'eau les vieilles maisons du port de Pully. Puis vient une place sur le rivage, que rien ne marque pour les yeux, mais qui l'est singulièrement pour les oreilles, sitôt que l'été est venu. C'est le point de départ de tout un feu d'artifice de rires et de cris qui montent jusqu'en haut du mont : les enfants qui se baignent, et quand le bateau à vapeur arrive, les cris redoublent, parce que le bateau à vapeur passe ici tout près de la rive.

Et puis comme Lavaux est beau, plus à gauche, avant que la vigne ait poussé ses feuilles, quand son architecture est encore à nu : ses grandes pentes rousses ou roses, ennoblies par deux grands viaducs, la superposition de ses murs tachés de sulfate, et posé de profil, juste sur la crête, Grandvaux. Ce rivage qui tantôt projette une pointe, tantôt se retire, forme un golfe, et on voit dans l'eau du golfe un bateau de pêcheur et un pêcheur dedans, Les peupliers fument encore jaune : c'est le printemps.

Toutes ces grandes montagnes dédoublées, car il y a ici un paysage d'en haut, en même temps qu'un paysage d'en bas.

Ces hautes chaînes de devant, mais il y en a d'autres derrière, et de plus hautes encore ; et, le soir, quand la nuit monte, quand l'ombre s'accumule entre ces parois qui vont noircissant, voyez tout là-haut, aux extrémités du ciel, s'allumer une pointe rose, qui est également dans l'eau où elle s'éteint tout à coup comme quelque tison qu'on y aurait laissé tomber.

C.F. Ramuz

Texte extrait de © PULLY - Publié par les soins de la Société de Développement de Pully à l'occasion de son cinquantième anniversaire - 1944.

Avec l'aimable autorisation de Promotion Pully Paudex Belmont-sur-Lausanne.

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Sylvie Bazzanella
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10 juin 2011
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