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Ernest Ansermet sur sa vie - Lacerda et le Kursaal de Montreux, Strawinsky, la Guerre de 1914 (3/6)

15 mai 1965
Ernest Ansermet
René Gagnaux

Pour une courte introduction à cette causerie tenue par Ernest Ansermet le 15 mai 1965, voir le descriptif du premier fichier audio de cette série.

La transcription du texte cité ci-dessous a été un peu arrangée, et j'ai inséré quelques sous-titres caractérisant les divers points-forts de la causerie.

Épisode précédent: L' aventure des Cahiers vaudois

Ernest Ansermet sur sa vie - Lacerda et le Kursaal de Montreux, Strawinsky, la Guerre de 1914

Les «de Coppet»... Francisco de Lacerda...

"[...] Pour en revenir aux hasards de ma carrière, je vous disais donc que, si je n'avais pas été professeur de mathématiques, certaines choses ne se seraient pas passées. Effectivement, je n'aurais pas eu, parmi mes élèves au collège, les jeunes «de Coppet» dont le père avait une villa au bord du lac de Thoune. Ces de Coppet je peux bien vous en dire un mot en passant, étaient deux frères, d'origine vaudoise, dont l'un était agent de banque à New York, un grand mécène qui a été le fondateur du Quatuor du Flonzaley. L'autre, celui dont je vous parle, était de Nice. Il se vouait à la chimie et avait inventé la loi de cryoscopie. Il s'apprêtait à communiquer cette loi à un congrès, lorsqu'il lui arriva un très grand malheur: sa femme le quitta pour suivre un autre homme. Il en fut si accablé que pendant deux ans, il ne put plus travailler du tout car il était tout à fait déprimé, enfin bon à rien. Au bout de deux ans, il trouve une autre femme, il retrouve son équilibre et il se remet au travail et la première chose qu'il veut faire, c'est de se rendre à un congrès de chimie. Mais quand il arrive à ce congrès, il entend un savant allemand qui exposait la loi de cryoscopie qu'il avait, lui, découverte deux ou trois ans auparavant. C'était trop tard, le savant allemand lui avait volé sa loi. Ça l'a de nouveau déprimé et, alors, comme il s'était toujours occupé de musique, il décida de se vouer définitivement à la composition. Alors, il a invité au bord du lac de Thoune, dans sa maison, un violoniste, un pianiste et un violoncelliste pour faire de la musique. Et le pianiste se trouvait être Francisco de Lacerda, qui était le bras droit de David à la Schola Cantorum, et directeur des concerts de Nantes. C'était un chef d'orchestre excellent, qui, alors, revisait les compositions de M. de Coppet. [...] "

Lacerda au Kursaal de Montreux...

"[...] Or, comme j'avais ses deux fils dans ma classe, il m'a demandé (je ne sais pourquoi c'est moi qu'il avait choisi) de venir à Gunten passer l'été avec eux, pour préparer l'aîné de ses fils au baccalauréat et pour améliorer l'instruction mathématique du second. J'acceptai et je passai l'été dans ce milieu. Je me liai naturellement avec Lacerda, et comme j'avais, à Montreux, des parents par lesquels je pouvais obtenir quelque chose, je pus faire nommer Lacerda au Kursaal de Montreux. Naturellement, dès qu'il fut installé à Montreux, chaque fois que j'étais libre à Lausanne, je filais à Montreux pour assister à ses répétitions, et il était mon maître en matière de direction d'orchestre. C'était, à mon avis, un chef d'orchestre de tout premier ordre, qui serait beaucoup plus connu qu'il ne l'est, s'il n'avait pas été un homme aussi désordonné qui abîmait sa vie par son manque total de discipline vis-à-vis de lui-même. Il était le fils d'un ancien gouverneur des Açores, et avait beaucoup d'allure, beaucoup d'élégance. C'était un aristocrate. [...] "

L' apprentissage au Kursaal de Montreux...

"[...] Et c'est le fait qu'il était à Montreux qui me permit de lui succéder. Cette succession m'a été très favorable, parce que le travail consistait à diriger l'orchestre, sans répétition, tous les après-midi, pour les dames - les dames anglaises - qui prenaient le thé dans le jardin. On avait un énorme répertoire de musique légère, et pour perfectionner une technique de direction, tout cela était excellent. Et puis on avait tout de même, pendant l'hiver, chaque jeudi après-midi, un concert symphonique très sérieux, où j'ai eu l'occasion d'accompagner tous les grands virtuoses de cette époque: Pugno, Risler, Thibaud, Casals, etc. [...] "

Rencontre avec Strawinsky...

"[...] C'est ainsi qu'un certain jeudi après-midi, comme j'étais déjà féru de musique russe (j'en donnais souvent), j'ai vu arriver dans ma chambre un petit bonhomme qui s'est présenté, c'était Igor Strawinsky. Il s'était installé à Clarens en raison de la santé de sa femme, et il habitait juste dans la maison au-dessus de la mienne, où il était en pension.

Voilà donc encore un hasard, car sans cette rencontre de Strawinsky, je n'aurais pas rencontré Diaghilev, je n'aurais pas connu les Ballets russes et enfin, énormément de choses ne se seraient pas passées. Je me liai donc d'amitié avec Strawinsky et l'introduisis bien entendu aussitôt auprès de Ramuz et dans notre milieu des Cahiers vaudois, avec lequel il s'est senti, tout de suite, en profonde sympathie. Ramuz soutenait volontiers l'idée qu'on a trop l'habitude de diviser le monde par des parois verticales: il faut considérer les couches horizontales, disait-il, pour voir, par exemple, une couche paysanne qui se sent solidaire d'un pays à l'autre. Et c'est pourquoi un paysan vaudois et un paysan russe sont très proches l'un de l'autre. C'est ainsi que Ramuz et Strawinsky se sentaient tout à fait d'accord et qu'ils se rencontraient dans les mêmes goûts. Il en est né l'Histoire du Soldat, puis Renard, puis enfin toutes les oeuvres que Strawinsky a écrites à cette époque, et qui sont, je pense, celles de ses oeuvres qui resteront le plus longtemps. Donc, nous en étions là, en pleine effervescence des Cahiers vaudois, de l'amitié russo-vaudoise Strawinsky-Ramuz, et la guerre de 1914 est arrivée. [...] "

La guerre de 1914...

"[...] Lorsque la guerre de 1914 éclata, le Kursaal de Montreux a dissous son orchestre et je me suis donc trouvé sans emploi. Je suis retourné à Lausanne, j'ai de nouveau fait des offres au Département de l'instruction publique et j'ai repris des classes au Collège. [...] "

L' Association symphonique romande...

"[...] À ce moment-là, on a fait de moi un maître de classe. Cela n'a pas été très long, mais enfin cela m'a permis de vivre avec ma famille pendant un an. Les musiciens de l'Orchestre de Montreux étaient donc licenciés, ceux de l'ancien Orchestre de Lausanne aussi. Il y avait des tas de musiciens sur le pavé. Je me suis empressé avec eux de réunir un orchestre que j'appelai l'Association symphonique romande, avec lequel nous donnions des concerts à la Maison du Peuple de Lausanne, et puis que nous prolongions à Neuchâtel, Fribourg, etc. Au fond, c'était une première formule de l'Orchestre Romand. Les concerts d'abonnement de Genève, à ce moment-là, avaient aussi cessé. Tout le monde avait peur de la guerre, c'était effrayant: vous ne vous rendez pas compte de l'atmosphère qui régnait chez nous en 1914.

Lorsque j'avais fondé cette Association symphonique romande, j'étais allé à la Gazette de Lausanne dont j'avais été collaborateur, et dont le rédacteur en chef était un Monsieur Henri Burnier, littérateur d'ailleurs. Je lui avais demandé de faire un peu de publicité pour notre Association symphonique. Il me regarda et me dit: Monsieur, vous ne vous doutez pas que nous sommes en guerre. Je n'ai qu'un mot à vous dire, c'est celui que Talleyrand disait aux musiciens de Vienne: Messieurs les musiciens, nous n'avons pas besoin de vous! C'est comme cela que j'ai été reçu à la Gazette de Lausanne en 1914! [...] "

Décès de Stavenhagen...

"[...] Enfin, nous avons continué tout de même. Et alors nouveau - mon Dieu, je n'ose plus dire hasard - mais enfin nouvel événement. M. Stavenhagen, ancien chef des concerts d'abonnement de Genève, est mort. Les musiciens de Genève décidèrent de poursuivre tout de même les concerts d'abonnement à leur compte, et invitèrent tous ceux qui pouvaient les diriger, à les diriger. Ils m'ont entre autres invité; et après ce concert, on m'a immédiatement proposé de prendre la succession de Stavenhagen. Cela n'a pas été tout seul, je dois vous le dire; mais finalement, enfin, cela s'est arrangé! [...] "

La suite: Les «Ballets russes» et Diaghilev.

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René Gagnaux
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3 décembre 2017
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