L'Orchestre symphonique des Internés Alliés
Tandis que la guerre déclenchée en août 1914 avait sonné le glas pour les orchestres de Lausanne (1) et de Montreux (2), Ernest Ansermet puis Gustave Doret tentèrent de combler le vide creusé par leur disparition, le premier en créant l'Association symphonique romande (3), le second en dirigeant à Lausanne plusieurs concerts à la tête de l'Orchestre de Bâle. Mais ce n'était qu'un pis-aller. Au surplus, l'Association symphonique romande vécut fort peu de temps ; d'un autre côté, l'engagement des musiciens bâlois posa des problèmes qui devinrent rapidement insolubles vu les circonstances découlant des hostilités. Quant à l'Orchestre de Genève, dont la direction venait d'être confiée à Ansermet, sa sphère d'influence se limitait exclusivement à la ville de Calvin. Si l'on ajoute que Fribourg, Neuchâtel et le Valais ne connaissaient pas d'activité orchestrale propre, force est de constater la pauvreté qui régnait en Suisse romande à partir de 1914 dans le domaine de la musique symphonique.
Cependant, le projet d'un orchestre de professionnels pouvant rayonner dans les cantons romands préoccupait plusieurs musiciens, entre autres Doret et Ansermet déjà nommés, ainsi qu'un excellent amateur, Maurice Pictet-de Rochemont. Chacun sait que cette idée devait aboutir le 30 novembre 1918 à la fondation de l'OSR (Orchestre de la Suisse Romande). Mais on a oublié en revanche l'existence d'un autre ensemble, l'OSIA (Orchestre symphonique des Internés Alliés) qui, en 1917-1918 présenta chez nous une cinquantaine de concerts, et qu'on pourrait considérer à juste titre comme une préfiguration de l'OSR.
L'organisation de ce groupement extraordinaire était due au musicien français Auguste Sérieyx (4), élève de Vincent d'Indy. Professeur à la Schola Cantorum, Sérieyx vivait alors à Veytaux. Chargé d'une mission officielle de contrôle sur l'internement des soldats français en Suisse, il avait retrouvé au cours des déplacements inhérents à sa fonction quelques-uns de ses anciens élèves et camarades, en particulier le jeune chef Marc de Ranse (5). Il n'en fallut pas plus pour qu'il entreprît, avec l'appui de l'Ambassade de France à Berne, de la Légation de Belgique et du Bureau d'internement des prisonniers de guerre, la formation d'un orchestre composé de musiciens français et belges, professionnels et amateurs, recrutés dans toutes les régions suisses où séjournaient des internés.
Dès novembre 1916, une commission comprenant Ernest Ansermet, président, Auguste Sérieyx, Marc de Ranse et le mélomane Octave Maus (6), attaché à la Légation de Belgique, procéda à l'examen et au choix des candidats. Simultanément, le Ministère des Beaux-Arts à Paris, mis au courant de l'œuvre projetée, accorda son patronage officiel à l'orchestre en formation. Grâce aux bons soins de Sérieyx, l'OSIA put s'installer dans l'hôtel Carlton à Grandchamp près de Villeneuve et, en mars déjà, se présenter en audition privée sous la direction de Marc de Ranse devant l'ambassadeur de France venu spécialement pour constater les résultats obtenus.
Son premier concert public eut lieu à Genève, le 1er avril, au profit d'un «Sanatorium des Alliés», Le surlendemain, l'orchestre se produisait à Montreux en faveur de la «Croix Rouge française». Dès lors et jusqu'en septembre 1918, l'OSIA ne donna pas moins de quarante-cinq concerts, non seulement en Suisse romande, mais encore à Bâle, Berne, Interlaken, Lucerne, Thoune et Zurich. Montreux le reçut seize fois; Vevey, sept; Lausanne, quatre; Genève, trois; La Chaux-de- Fonds et Villeneuve, deux fois chacune ; enfin il joua une fois à Aigle, Blonay, Caux, Fribourg, Neuchâtel, Territet et Villars-sur-Bex.
L'effectif de l'OSIA oscilla entre soixante-cinq et septante-cinq musiciens. Il était sujet à des fluctuations fréquentes dues au rapatriement d'internés ou à l'arrivée de nouveaux convois. Il n'a pas été possible d'établir un état nominatif complet de l'ensemble. Nous avons découvert cependant les noms de quelques musiciens: les violonistes Paul Cuelenaere, Desreumaux, /Hubele, Gaston Marissal, Misserey et Georges Soland; les violoncellistes Paul Kessler, Michel et Sartorius ; les clarinettistes Chericoni, Lecomte et Pinel ; le tromboniste Carette. Quant à Marc de Ranse, il garda son poste de chef jusqu'à la fin, à l'exception de quelques semaines en août 1917 où, victime de surmenage, il se fit remplacer par Paul Cuelenaere, violon solo des Concerts Colonne. L'orchestre put donc se passer des services qu'en l'occurrence Gustave Doret avait offerts spontanément (7).
D'éminents artistes français, belges et suisses prêtèrent leur concours à maintes reprises. Ainsi le violoniste Emile Chaumont, professeur au Conservatoire de Liège ; André et Emile de Ribaupierre, qui jouèrent à Zurich et à Bâle, accompagnés par l'orchestre, le Concerto pour deux violons (BWV 1043); les pianistes Ludovic Breitner, Jean Canivet, Edouard Risler, Blanche Selva; les organistes Alexandre Denéréaz, de Lausanne, et Louis Vierne, de Notre-Dame de Paris, ce dernier en séjour à Chailly-sur-Lausanne depuis 1916; les cantatrices Renée Béchard-Leschaud, Alice Chareire,Claire Croiza et Germaine Lubin; le baryton Albert Valmond; le compositeur Henri Rabaud, futur directeur du Conservatoire de Paris, qui interpréta lui- même sa Procession nocturne à Montreux, le 22 janvier 1918.
Grâce aux programmes des concerts, à leur présentation dans la presse et aux comptes rendus, nous avons pu reconstituer le répertoire complet de l'orchestre. Ce furent au total septante-huit œuvres que Marc de Ranse parvint à mettre sur pied en l'espace de dix-huit mois! La plupart des matériels avaient été prêtés par le Kursaal de Montreux, dont la bibliothèque musicale passait pour l'une des plus riches. Au surplus, un don important fait par Le Figaro, permit à l'OSIA de se procurer les partitions qui lui manquaient (8).
Si les ouvertures et les poèmes symphoniques constituaient l'essentiel des programmes, les symphonies, les suites et les concertos ne furent pas négligés pour autant. Les compositeurs français occupaient naturellement la place d'honneur: Berlioz (marche de La Damnation de Faust, ouvertures de Benvenuto Cellini et du Carnaval romain); Bizet (suites de L'Arlésienne); Chabrier (España, ouverture de Gwendoline); Charpentier (Impressions d'Italie); Chausson (Les Morts); Debussy (Petite Suite, orchestrée par Busser); Duparc (La Vie antérieure); Fauré (extraits de Pelléas et Mélisande); Franck (Symphonie, Les Djinns, Variations symphoniques, Le Chasseur maudit); d'Indy (Médée, Prélude de Fervaal); Lalo (ouverture du Roid'Ys, Symphonie espagnole); Massenet (Scènes alsaciennes); Rabaud (La Procession nocturne); Roger- Ducasse (Petite Suite); Ropartz (La Cloche des Morts); et surtout Saint-Saëns, dont huit partitions (Le Rouet d'Omphale, le Rondo capriccioso et Phaéton en particulier) furent interprétées par l'OSIA.
Les auteurs germaniques en revanche durent se contenter de la portion congrue: Bach (Concertos BWV 1042, 1043 et 1052); Beethoven (Symphonies 1 et 3, ouvertures d'Egmont et de Léonore llI); Mendelssohn (Symphonie italienne); Mozart (ouvertures de La Flûte enchantée et de Don Juan); Schubert (l'Inachevée; enfin Weber (ouverture du Freischûtz)
Notons aussi que l'OSIA collabora avec la Société chorale de Vevey en accompagnant L'Enfance du Christ, de Berlioz, le 24 février 1918, sous la direction de Charles Troyon.
A part les manifestations de bienfaisance auxquelles l'orchestre avait participé au début d'avril 1917 à Genève et à Montreux, le concert d'inauguration proprement dit se déroula à Berne le 16 du même mois avec le concours d'Alice Chareire, de la Schola Cantorum, devant un public des plus élégants où le Corps diplomatique était largement représenté. Selon Octave Maus, «ce fut une véritable révélation que ce concert de fort belle tenue et de goût sûr» (9). En voici le programme, qui permettra d''apprécier la tendance qu'allait imprimer Marc de Ranse à toutesles auditions subséquentes:
1. Ouverture du Roi d'Ys, Lalo;
2 . a) Hymne à l'Amour, Mouret;
b) Le Retour de la Paix, Montéclair;
3. Morceau symphonique de Rédemption, Franck;
4. Prélude de Fervaal, Indy;
5. Kamarinskaïa, Glinka;
6. Scènes alsaciennes, Massenet;
7. a) Le temps des Lilas, Chausson;
b) Dansons la Gigue, Bordes;
8. La Procession nocturne, Rabaud;
9. España, Chabrier; .
Après avoir joué à Berne, l'OSIA se produisit successivement à Fribourg, Genève, La Chaux-de-Fonds, Zurich, Neuchâtel et Bâle. Les comptes rendus élogieux de ces concerts étant parvenus au Ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts à Paris, l'un des chefs de service, le pianiste Alfred Cortot, fut chargé de féliciter de Ranse. II le fit dans la lettre suivante, datée du 24 mai :
Cher Monsieur,
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt les critiques de vos concerts en Suisse. Je ne saurais trop vous féliciter pour l'initiative que vous avez prise en cette circonstance; elle est des plus heureuses et portera très certainement des fruits. Je puis vous assurer que vous trouverez en nous tout l'appui moral que mérite votre effort dont les résultats au point de vue de l'expansion artistique française ne pourront être qu'excellents et je ne doute pas que vous ne persévériez dans une tâche qui vous fait le plus grand honneur et que vous mènerez très certainement à bien.
Croyez, cher Monsieur, à mes sentiments les meilleurs (10).
Bien entendu, l'OSIA ne pouvait rivaliser avec un orchestre entraîné depuis longtemps à travailler en commun. Les mutations fréquentes qui intervenaient dans ses rangs ne pouvaient assurer l'homogénéité désirable. De plus, ses membres n'étaient pas tous des professionnels, et les amateurs admis à en faire partie, si doués qu'ils eussent été, ne pouvaient prétendre à l'habileté des spécialistes, même s'ils rachetaient leur insécurité technique par leur ardeur au travail et leur goût pour la musique. Telles sont les remarques que ne manquèrent pas de formuler les critiques appelés à rendre compte des concerts. Toutefois, les chroniqueurs furent unanimes à juger extraordinaire le miracle accompli par de Ranse en si peu de temps, à savoir obtenir la cohésion d'un orchestre composé de musiciens qui jouaient ensemble pour la première fois et dont les aptitudes étaient si différentes.
Ainsi pour Hermann Lang, à propos du concert offert aux Veveysans le 30 mai 1917: «Fondre et amalgamer des éléments de valeurs diverses, qui ont dû, pour la plupart, se refaire la technique du métier discipliner et assouplir les groupe instrumentaux, cultiver et équilibrer les sonorités, insuffler enfin l'âme à l'ensemble, tout ce travail a été fait de main de maître par Marc de Ranse. Par la force des choses, les musiciens ne se sont pas trouvés dans la proportion rêvée. L'orchestre souffre de la faiblesse numérique des cordes. Il en résulte dans les tutti une certaine dureté, une certaine opacité. Les meilleurs pupitres, ceux des bois, ont ces qualités de charme et de pureté propres aux orchestres français. [ ... ] Une des meilleures exécutions fut la Petite Suite, de Debussy, qui, avec la magie de ses sonorités, se déroula dans une atmosphère de fluidité et de lumière (11).»
Henri Stierlin-Vallon, pour sa part, se laissa séduire sans réserve : «Nous avions entendu dire que les résultats obtenus par l'OSIA étaient surprenants. Personne pourtant ne s'attendait à se trouver en face d'une association qui, créée depuis quatre
mois seulement, pourrait lutter avec n'importe quel orchestre suisse ou même étranger. Le concert de l'OSIA fut simplement merveilleux. Qui pouvait se douter que parmi les internés se trouve une phalange d'artistes dont quelques-uns sont de tout premier ordre? [ ... ] Comment ne pas admirer l'effort de ces combattants d'hier ? Quel idéal généreux que celui de ces hommes qui, ayant vu la mort de très près, vivent pour propager la plus pure et la plus noble expression de l'Idée humaine: la
musique française ! (12). »
Relevons pour finir l'avis nuancé d'Aloys Mooser, le sévère critique genevois: «Ce serait commettre à la fois une erreur et une injustice d'établir des comparaisons entre l'OSIA et les orchestres de renom qui se produisent parfois dans notre ville. Ceux-ci se trouvent dans une situation autrement privilégiée que celui- là, constitués qu'ils sont d'éléments stables, habitués depuis de longues années à jouer ensemble, alors que l'association dirigée par Marc de Ranse est sans cesse désorganisée par le départ de musiciens rappelés dans leur patrie, qu'il faut remplacer tant bien que mal, le plus souvent au moment même où ils commençaient à se faire à la discipline de l'orchestre. Malgré ce désavantage sérieux, l'OSIA, sous la conduite d'un chef énergique et adroit, est arrivé à d'excellents résultats. Si la sonorité générale peut gagner encore en pureté et en cohésion - n'oublions pas d'ailleurs que ces exécutants sont demeurés des mois, des années même sans toucher leur instrument - l'ensemble est tout à fait remarquable et témoigne d'un travail très suivi (13). »
A la fin de l'été 1918, les rapatriements devinrent plus nombreux et l'existence même de l'orchestre s'en trouva sérieusement compromise. Il donna encore quelques concerts en septembre, le 3 à Montreux, le 7 à Entre-deux-Villes, et le 24 à Villeneuve. Ce fut sont chant du cygne. Le 14 octobre, Ernest Ansermet se présenta à l'hôtel Carlton pour proposer aux musiciens restants de s'engager à l'OSR en formation (14).Après quoi, dernier acte, la Feuille d'Avis de Montreux publia la lettre suivante qui marqua la fin de l'entreprise originale dont nous venons d'esquisser
l'histoire :
Monsieur le Rédacteur,
Au moment où notre orchestre va quitter la Suisse et cette ville de Montreux où il a reçu un si cordial accueil, nous tenons à remercier particulièrement votre aimable journal et vous-même, Monsieur le Rédacteur, pour toutes les aimables attentions dont vous avez entouré, depuis ses débuts jusqu'à aujourd'hui, notre entreprise artistique Nous nous faisons, de tout cœur, les interprètes de tous nos collaborateurs en vous exprimant en leur nom et au nôtre leur plus vive gratitude et en vous priant de croire à nos sentiments les meilleurs.
A. Sérieyx administrateur de l'OSIA
Marc de Ranse chef d'orchestre de l'OSIA (5)
Sources :
- 1 Revue historique vaudoise, 1972, pp. 155- 208.
- 2 Revue historique vaudoise, 1969, pp. 153-161; 1974, pp.151-159.
- 3 Revue Musicale de Suisse romande, 1974, pp. 42-44.
- 4 Cf. Fonds musical A. Sérieyx, 1974, Bibliothèque cantonale et universitaire, Lausanne.
- 5 Marc de Ranse (1881-1951) était alors maître de chapelle à l'église Saint Louis d'Antin et professeur à la Schola Cantorum. Il fonda le Chœur mixte de Paris.
- 6 Octave Maus, Bruxelles 1856-Lausanne 1919.
- 7 Lettre du 4. 8. 1917, de Sérieyx à Doret.
- 8 Feuille d'Avis de Montreux,13.3.1917.
- 9 Gazette de Lausanne, 22.4.1917.
- 10 Gazette de Lausanne, 7. 6. 1917
- 11 Feuille d'Avis de Vevey, 31. 5.1917.
- 12 Tribune de Lausanne, 6.6.1917
- 13 La Suisse, 30.5.1918.
- 14 Bibliothèque cantonale et universitaire, manuscrits, FAS 501.
- 15 Feuille d'Avis de Montreux, 27. 10. 1918.
Article extrait de : © REVUE MUSICALE de Suisse Romande, No 3, été 1978
Avec autorisation www.rmsr.ch
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