Mon premier jour d'école

8 avril 1969
Antoine Saucy

« ... Sept, huit. » Si j'avais compté à mi-voix les tintements de cloche qui retentissaient en passant devant l'église, plutôt que sur mes doigts comme d'habitude, c'est que mes deux mains étaient occupées ce matin-là. La gauche serrait fièrement la poignée d'une serviette brune à rabats qui sentait bon le cuir tout neuf. Elle contenait pour le moment juste la belle trousse offerte par ma marraine à Pâques, un côté arborant une rangée de crayons de couleur harmonieusement alignés, l'autre divers objets parmi lesquels je n'avais reconnu que le crayon, la gomme et le taille-crayon, et que je n'avais pas encore eu le droit d'essayer. Il y avait aussi un gros morceau de pain et deux raies de chocolat au lait, emballés dans un cornet de pâtes encore tout craquant sur lequel je n'avais pas réussi à épeler jusqu'au bout la marque « Alfredo », la veille au soir après le souper.

Ma main droite, elle, était enfermée dans celle de Maman, qui marchait d'une allure décidée, s'efforçant de contenir mes velléités de faire un pas de côté, pour aller sauter à cloche-pied par-dessus la lignée encore fumante des bouses laissées par le troupeau qui venait de passer pour rentrer au pâturage après la traite du matin, au risque de déjà salir mes beaux souliers luisants qui couinaient un peu à chaque foulée.

En passant devant la Croix-Fédérale, Jeanne Lachat, qui ouvrait les volets de la porte-fenêtre latérale du restaurant, nous salua d'un signe de la main en glissant dans un sourire entendu : « Alors c'est aujourd'hui ? » Quelques pas derrière nous, Claude me hélait, doigt pointé vers le cartable qui dépassait par-dessus ses épaules. Lui aussi donnait la main à sa mère.

Après avoir traversé la route cantonale, nous entendîmes par une porte entrouverte « Allez, c'est l'heure, dépêche-toi ! », et Christine qui répondit qu'elle était prête.

D'autres enfants plus âgés arrivaient maintenant de tous côtés, seuls ou deux par deux, en bavardant. Le soleil pointait ses premiers rayons entre les arbres du pré jouxtant le chemin de l'école, où paissaient quelques chèvres. Une belle journée de printemps s'annonçait.

Thierry était déjà là, assis sur le coin de la première marche des escaliers un peu à l'écart de sa mère, une vague appréhension dans le regard.

Je ne savais pourquoi, mon cœur avait commencé à battre un peu plus fort.

Soudain la grande porte s'ouvrit en haut des marches, le régent apparut dans sa grande blouse blanche toute propre, collier de barbe finement taillé. Charles Froidevaux nous adressa quelques mots de bienvenue avant de retourner sur ses pas. Tandis que les élèves se mettaient à le suivre vers les profondeurs du grand bâtiment, Maman me tendit mes savates neuves tirées d'un cabas en plastique et, des larmes au coin des yeux, la voix tremblante, m'adressa un ultime encouragement en me poussant doucement dans le dos. En haut des marches, dans le vestiaire, les autres enfants suspendaient leurs affaires et changeaient de chaussures. Il restait une place libre du côté des garçons, près de Claude. Je m'y installai et fis de même.

Une fois le calme revenu, le régent ouvrit la porte et nous fit entrer dans la classe où des pupitres doubles étaient alignés. Les habitués installés, les plus grands derrière, il en restait deux libres devant, réservés à nous quatre les petits nouveaux. Je m'assis à la droite de Claude. Côté fenêtre, Christine et Thierry en avaient fait de même. Chacun avait sorti ses affaires. Une petite éponge, une ardoise blanche, un crayon et une gomme bicolore baguée de plastique rouge ainsi qu'un petit carnet brun où allaient être inscrits nos notes et nos devoirs nous attendaient sur les pupitres.

Le régent se saisit d'une pile de livres à couverture rouge et noire posés sur le coin de son bureau, et nous les distribua. Je me saisis du mien avec gourmandise et l'ouvris aussitôt. Les pages étaient agrémentées de dessins bariolés, entre lesquels s'alignaient des rangées de lettres. J'en reconnaissais certaines, repérées dans les deux livres qu'inlassablement je faisais lire et relire à ma grand-mère Maria, « La vache orange » et « Un chat au zoo », après lui avoir fait ranger son tricot d'un impérieux « Dans le cabas, grand-maman ! ». Je sentais que de grandes choses allaient arriver. Les portes d'univers insoupçonnés s'ouvraient devant moi.

Cela se passait il y a cinquante ans exactement, le 8 avril 1969. Ma première rentrée scolaire avait sonné à huit heures et quart. Merci, Charly !

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