Canut, lève-toi...

24 octobre 2012
Robert Curtat
Robert Curtat

Plus que la chaleur de four, plus que le bruit, plus que la peur, le roulement continu des flammes dominait la scène. Noircis par la lutte contre le feu une poignée d'hommes s'agitait sous les doigts brûlants de la mitraille. S'ils avaient pu surmonter leur position ils auraient mesuré l'inutilité de leur entreprise, l'échec assuré de leurs gesticulations face à la machine qui distribuait le feu. Formés en batterie les canons vomissaient leur rouge fourniture portée loin et juste par des boulets de quinze livres. Sous les casquettes chamarrées des chefs militaires le seul échange imaginé c'était cette mort sans phrase de l'insurgé. Et qu'importe de transformer un quartier de cent maisons en vaine pâture après que leurs habitants innocents aient payé leur écot à la mort majuscule.

Despinas, le jeune chef de la révolte du quartier de la Guillotière à Lyon, avait vingt-quatre ans. Dans les jours qui avaient précédé l'assaut il avait pesé de toute sa jeune vigueur pour que les habitants qui n'étaient pas utiles à la résistance quittent la scène. Trop peu l'avaient écouté et ils étaient maintenant, femmes, enfants, vieillards, dans l'enfer de la Grand-rue, leur maison incendiée en façade et pilonnée sur l'arrière par des salves d'artillerie. Avec la force du désespoir ils avaient bien creusé un trou dans l'une des parois protégées mais il leur fallait encore franchir le tir syncopé des artilleurs, passer vite entre deux envols de marmites en feu qui explosaient au milieu des gravats, dispersant leur ferraille brûlante dans la chair de ceux qui se trouvaient sur leur trajet. L'insatiable moloch se nourrissait indifféremment d'enfants, de femmes, de vieillards et d'hommes insurgés qui affrontaient, au nom de la justice et de la République, l'artillerie violente de la troupe stipendiée par le dernier roi de France.

Si loin de cette fournaise, dans des salons dont on tirait les rideaux avec des dragonnes à fil d'or, quelques beaux esprits débattaient des mérites comparés de la vieille monarchie et de la moderne République. Les deux camps maniaient avec une inégale conviction le mot clé qui semblait ouvrir l'avenir de ce premier tiers de XIXe siècle: le «progrès». Les défenseurs de l'idée de République lui avaient donné un P majuscule et ils lui confiaient déjà la mission d'ouvrir les voies du bonheur humain. En face on repoussait mollement le concept en lui opposant les bienfaits de la tradition. Bien sûr aucun représentant de l'un ou l'autre camp n'avait vécu, une seule journée de travail des modernes esclaves qui s'opposaient, au prix de leur vie, aux ordonnances royales interdisant les associations de plus de vingt personnes. Personne ne s'était engagé sous la machine à cinq heures du matin jusqu'à minuit pour recevoir un salaire qui ne permettait même pas de vivre. Personne n'avait vécu la longue attente dans la cage du fabricant, la rétribution misérable de ces journées sans égards, le déni de la parole engagée par le tarif négocié entre fabricants et chefs d'ateliers. C'était de cela que la Fabrique de Lyon était faite avec quelque chose de plus : le nombre des prolétaires, quarante mille hommes qui produisaient des tissus merveilleux mais qui réunis, formaient une force redoutable.

Une force dont on avait pu en prendre la mesure en novembre 1831, lorsque la troupe d'ouvriers, organisée comme à la manœuvre, avait vidé la ville de ceux qui croyaient en être les dirigeants naturels. Une poignée de jours les canuts avaient pris leur place mais ils étaient si peu formés à la pratique du pouvoir qu'ils avaient dû le céder à la troupe revenue en fanfare, décidée à faire payer cher la peur qu'ils avaient inspiré à ses maîtres. En supplément d'arrogance les maîtres de la Fabrique revenus dans leurs meubles avaient osé commander aux ouvriers sur soie de revêtir leurs habits de fêtes - qu'ils n'avaient pas - pour applaudir le duc d'Orléans sur le passage de sa calèche. Malgré la dictature du spadassin Soult, la reprise en main de la Fabrique et la suppression du tarif la colère couvait au sein de la troupe nombreuse des canuts, ceux que la presse bourgeoise qualifiait de «barbares qui menacent la société ».

Deux ans et demi plus tard cette «population d'ouvriers toujours croissante et toujours nécessiteuse » reprenait le chemin de la protestation, défilait dans les rues, s'opposait au pouvoir en place. Simplement, à l'opposé de la première « émotion » de novembre 1831 alimentée essentiellement par des griefs corporatistes - le refus d'une centaine de fabricants d'appliquer le tarif négocié avec les chefs d'ateliers - celle d'avril 1834 avait une racine politique : la répression contre les associations. L'ordonnance royale postulait que celles qui comptaient plus de vingt membres devaient se soumettre à l'autorisation et au contrôle du gouvernement. Les travailleurs de la soie qui avaient mis en place une constellation d'associations mutuelles avaient reçu cette décision comme une provocation. Leur défilé dans les rues visait à le faire savoir. Même si le prix à payer, tous en étaient conscients, c'était la mitraille des canons du roi et les soldats lâchés, baïonnette au canon, contre les barricades, éternel et fragile rempart du pauvre contre une armée stipendiée par le produit de son travail.

D'un seul élan ce combat inégal allait se répéter dans tous les faubourgs ouvriers de Lyon - la Croix-rousse, Saint-Paul, Saint-Georges et Saint-Jean, Vaise et la Guillotière - avec la même détermination. En face, les militaires et les hauts fonctionnaires visaient un peu plus qu'à casser la protestation inattendue du peuple. Représentants de Paris, siège du pouvoir, ils entendaient réduire à quia Lyon la rebelle. Confusément ils assumaient une vieille rancune contre cette rébellion qui avait répondu, quarante ans plus tôt, à la Terreur blanche du général Précy.

Dans le champ clos de la Guillotière, Raymond Fawer, commissaire de police du quartier, entrait en scène. Situé place du Pont, d'où partait la mitraille, son commissariat était assez proche du quartier général du commandant Fleury pour qu'il lui fasse passer la demande de trêve portée par le jeune Despinas. Chef des artilleurs Fleury l'avait reçu à l'étage de l'auberge du Pont, dans une pièce qui sentait encore la paix. Le commissaire avait commencé son plaidoyer avec conviction :

- Entre la bouche de vos canons et la population prisonnière du feu qu'ils propagent il y a plusieurs dizaines, peut-être une centaine de familles innocentes. Le combat les jette hors de chez elles, sans vivres ni toit. Qu'au moins, l'espace d'une trêve, elles puissent échapper à l'enfer qu'elles n'ont pas mérité.

- Je fais mon métier - le commandant Fleury répondait d'un ton neutre - tenir les routes principales ouvertes à la circulation. Si vos insurgés démontent les barricades qu'ils ont érigé en travers de la Grand'Rue, on pourra éventuellement analyser leur demande.

- Commandant - il se sentait désemparé - comment voulez-vous qu'ils renoncent au seul abri qu'ils ont pu construire, au seul obstacle sur lequel s'appuie leur résistance.

- Monsieur le commissaire - le ton du militaire était moins amène - vous pouvez aller dire à vos correspondants que c'est donnant, donnant : fin de la barricade, fin du pilonnage. Il n'y a rien d'autre dans la corbeille…

Un répit avait marqué le temps de l'échange. Raymond Fawer avait pris la mesure de cette paix fragile tandis qu'il rejoignait le décor ruiné aux portants défaits que le jeune Despinas avait choisi comme poste de commandement. Déjà le tintamarre avait repris au-dessus de la cave où se terraient une poignée de combattants aux visages noircis par le feu. Déjà il devait anticiper la réponse que ses braves opposeraient à la troupe avançant vers eux baïonnette au canon. Dans ces minutes d'enfer le rapport du commissaire de police apportait un rai de lumière.

- Avant la fin de la nuit, nous aurons cette trêve. Vous verrez… Retournez vers le maître des canons. Dites lui que nous réfléchissons à sa proposition et que nous lui feront parvenir une réponse dans l'heure qui suit. Pendant ce temps notre réplique va remonter la chaîne, arriver sur les bureaux de la Préfecture, susciter une discussion. On enverra probablement un plénipotentiaire pour épauler Fleury. Certes ils poursuivront le bombardement mais plus mollement, avec des répits… Confiance ami Fawer…

Rentrant la tête dans les épaules le commissaire de police avait remonté la ligne de feu. Le quartier brûlait depuis trois jours et la lutte contre l'incendie commandait la trêve. Comme l'avait imaginé le jeune chef elle devait être signée au point du jour. Sur un cahier couvert de moleskine noire Despinas tirait quelques lignes pour l'histoire :

- Une poignée de combattants manquant de tout a réussi face à une troupe dix fois plus nombreuse à imposer une trêve.

La réplique de la Préfecture apparut bientôt sous la forme d'un placard porteur d'un formidable mensonge :

- Les habitants ont obligé les factieux à cesser le feu.

Le mensonge du préfet révélait l'état d'esprit de l'équipe au pouvoir, militaires et hauts-fonctionnaires piaffant devant les faubourgs en feu. Mensonge inutile car tous les quartiers de Lyon pouvaient entendre le tocsin de la Guillotière signe patent de la poursuite des combats. Au-delà Gasparin avait écrit au maire de la commune rebelle pour l'informer qu'à dix heures précises le feu repartirait du fort du Colombier et «ne cessera qu'à la mort de tous». Il avait fallu davantage pour entamer la détermination des insurgés. Outre le refus d'engager plus avant des vies innocentes ils avaient consenti à cesser toute résistance contre une retraite honorable et la fragile promesse de ne pas engager de recherches. Si fragile quand on sait que Despinas avait été arrêté par Fleury en pleine trêve.

La fin de cette histoire héroïque portée par des hommes ordinaires que l'adversité avait révélé plaide pour eux. Ils habitaient Saint-Jean ou Saint-Georges, Saint-Paul ou les petites rues du centre, La Croix-Rousse ou la Guillotière, la Boucle ou Vaise, chacun de ces quartiers ouvriers de Lyon qui avait réagi à la provocation du pouvoir royal. Cette fois encore ils avaient perdu mais, comme le dira un combattant de la Croix-Rousse « nous avons répondu à la force, par le courage ». Tous ensemble les canuts en colère n'étaient pas mille avec un fusil pour deux combattants contre une armée de dix mille hommes qui s'appuyait sur une artillerie redoutable. Restait, au-delà de la guerre fratricide, que cette troupe sans chefs et sans fusils allait porter haut et loin un « slogan » qui est aujourd'hui encore dans tous les combats pour le pain et la dignité :

« Si on ne peut vivre en travaillant alors mourrons en combattant ! »

Robert Curtat

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25 octobre 2012
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