Antonin DVORAK, op. 69 (B 135), Choeur Le MOTET de GENÈVE, OCL, Guillaume TOURNIAIRE, 7.10.1998

7 octobre 1998
Lausanne, Salle Métropole
références dans le texte
René Gagnaux

Antonin DVORAK, «Svatebni Kosile», «La fiancée du spectre», cantate profane pour solistes, choeur et orchestre op. 69 (B 135), d'après le texte de Karel Jaromir ERBEN (chanté en langue tchèque), Adriana KOHUTKOVA, soprano, Beau PALMER, ténor, Dietrich HENSCHEL, baryton, Choeur Le MOTET de GENÈVE, Orchestre de Chambre de Lausanne, Guillaume TOURNIAIRE, 7 octobre 1998, Salle Métropole, Lausanne

Antonin Dvorak composa «La fiancée du spectre» (ou «Les Chemises de Noces» [*], en allemand «Die Geisterbraut», en anglais «The Spectre’s Bride») - une cantate profane, ou une ballade dramatique, en 18 tableaux - entre le 26 mai et le 27 novembre 1884, soit bien après ses oeuvres les plus connues comme les Danses slaves et le Stabat Mater: il s'agit d'une oeuvre de sa pleine maturité.

Graphisme de Thomas Schriefers utilisé entre autres pour le recto de la pochette du CD Orfeo 259 921 avec cette oeuvre enregistrée sous la direction de Gerd Albrecht

Puisé dans le recueil de chants et contes folkloriques tchèques Kytice (Le bouquet, 1853) de Karel Jaromir Erben (1811-1870), son argument emprunte à l'Europe centrale ses nuits de fantômes les plus typiques. Une jeune fiancée prie pour le retour de son promis, qui lui a juré de revenir de la guerre pour qu'ils puissent convoler en noces. Et après trois ans, on frappe à la porte - c'est lui! L'époux entraîne sa bien-aimée dans une folle chevauchée, au cours de laquelle il la contraint à se débarrasser de son missel, de son chapelet, de sa croix, jusqu’aux fameuses chemises qu’elle a cousues pour son trousseau. Leur course les guide jusqu'à un cimetière, où la jeune femme comprend enfin qu'elle est la proie d'un spectre - dont la sauvera, in extremis, le chant du coq.

Tout au long de cette chevauchée macabre puis de l'affrontement dans un cimetière, les forces des ténèbres et les symboles chrétiens vont s'affronter à coup d'airs remplis d'espoir et de choeurs hantés. On n'est pas loin des vers de Chateaubriand et des mythes romantiques, du goût de la noirceur en vogue alors. C'est une exploration allégorique de la tentation et du péché, liée à l'alternance de la lumière et de la nuit, à des références bibliques - Dvorak était très croyant — où dimensions profanes et sacrées sont intimement mêlées dans sa trame.

Graphisme - sable sur plaque de verre illuminée - d'Anne Löper [1]

Cette plongée dans les ténèbres est renforcée par une orchestration, très dramatique, aux échos wagnériens; en fait la construction de «La Fiancée du spectre» n'est pas sans similitudes avec le «Vaisseau Fantôme», soit un voyage nocturne, où la tension ne fait que croître, jusqu'à l'arrivée de l'aube.

(*) Son titre alternatif - «Les Chemises de Noces» — est la traduction littérale de «Svatebni Kosile» et vient de la tradition tchèque qui veut que la fiancée couse elle-même sa robe de noces.

Sur les premières auditions de l'oeuvre:

"[...] Cette oeuvre est une commande du directeur des éditions anglaises Novello, Alfred Littleton (1845-1914) avec lesquelles Dvorak collabore à plusieurs reprises et qui joue pour lui le rôle d’agent de concert auprès des grandes institutions musicales de Grande-Bretagne.

La cantate a tout d’abord été créée par Dvorak avec le choeur local du Hlalol et l’orchestre militaire du 35e régiment d’infanterie le 28 mars 1885 à Plzeň avec une reprise dès le lendemain au même endroit, en Bohême de l’Ouest.

Dvorak dirige à l’occasion de son troisième séjour en Angleterre la première britannique de son oeuvre, rebaptisée pour l’occasion en anglais par A. Littleton sous le nom plus seyant de The Spectre’s bride, au Festival de Birmingham en août 1885. Le musicologue britannique, John Clapham, émet l’hypothèse dans un article de l’encyclopédie musicale The New Grove Dictionnary of Music and Musicians, que le sujet du conte d’Erben, aux tonalités macabres caractéristiques du premier Romantisme, aurait pu décourager de mettre l’oeuvre au programme des concerts aux XXe siècle. Bien que ce conte soit extrait du recueil de K.J. Erben Kytice le sujet est proche (adapté) de Lénore du poète allemand Gottfried August Bürger (1767-1847) qui avait auparavant inspiré une symphonie (5e symphonie «Lenore», 1872) au prolifique compositeur germanique Joachim (Joseph) Raff (1822-1883). [...]" Eric Baude, cité du texte publié sur cette page du site musicabohemica.blogspot.com.

Graphisme - sable sur plaque de verre illuminée - d'Anne Löper [1]

Antonin Dvorak considérait «Svatebni Kosile» comme l'une de ses pièces les plus magistrales: l'excellent accueil lors des premières auditions le confirma dans ses sentiments. L'oeuvre reçut également un excellent accueil en Allemagne et aux USA. Malgré tout, elle disparaît des programmes vers le milieu du 20e siècle, puis réapparait timidement dans les années 1990. Elle resta donc pendant près d'un demi-siècle méconnue du public, peut-être parce qu'elle est très lourde à diriger, très «opératique», aux accents très wagnériens, ne correspondant plus au goût du public après la Seconde Guerre Mondiale. C'est cette oeuvre alors encore méconnue que Guillaume TOURNIAIRE avait mis au programme de son premier concert - 2 février 1994 - comme chef titulaire du choeur «Le Motet de Genève».

Guillaume Tourniaire s'en expliquait dans un entretien avec Luca Sabbatini, publié dans «Le Journal de Genève et Gazette de Lausanne» du lundi 31 janvier 1994 en page 15:

"[...] - Choisir une oeuvre inconnue pour votre premier concert à la tête du Motet, n'est-ce pas une gageure?

La première chose que j'ai annoncé aux choristes en arrivant au Motet, c'est qu'ils ne devaient pas s'attendre à chanter chaque année le Messie ou la Messe en si. J'ai pensé que j'allais dégoûter beaucoup de monde. À mon grand étonnement, tout le monde est resté! Je crois que les musiciens, comme d'ailleurs le public, ne demandent qu'à être surpris. Il faut avoir l'énergie et la volonté d'aborder des répertoires moins courus, ce qui n'est pas souvent le cas par ici...

- Pourquoi Dvorak et sa Fiancée du Spectre?

Je suis tombé sur ce titre par hasard, en prospectant dans les bibliothèques. Dvorak a dirigé cette oeuvre dans son pays, mais aussi en Angleterre et en Allemagne, où elle a récolté un très grand succès. C'est une musique d'une beauté insensée, avec des interventions solistes très opératiques. Et pourtant, cette oeuvre est aujourd'hui complètement oubliée hors de Tchéquie. Au point que j'ai dû faire imprimer exprès le matériel d'orchestre par l'éditeur pragois Supraphon!

- Ne ressentez-vous pas une certaine appréhension à l'idée de ce concert?

La «trouille», on ne l'a que quand on n'est pas prêt! Je suis plutôt dans un état de grande excitation: voilà deux mois et demi que ce projet est sur les rails. Le choeur a eu beaucoup de plaisir à préparer cette oeuvre. Nous avons travaillé la prononciation, la couleur phonétique avec un soin tout particulier. J'espère que l'impact sur le public n'en sera que plus fort.

- Quels sont vos projets avec le Motet?

Nous donnerons plusieurs concerts par année, en tablant à chaque fois sur la curiosité du public. À une certaine époque, le Motet a eu une réputation de défricheur: il a créé plusieurs oeuvres contemporaines, notamment de Britten et de Frank Martin. J'aimerais renouer avec cette tradition. Les 65 membres du choeur sont tous d'excellents lecteurs, ce qui permet d'affronter des musiques très différentes. Bien sûr, il y aura au moins un concert de musique baroque chaque saison, pour conserver la couleur et le style instaurés par Philippe Corboz, mais aussi pour des impératifs financiers. J'essaie également de trouver des partenaires pour les oeuvres qui demandent de grands déploiements de force. Mon rêve, c'est de monter le Concerto pour choeur de Schnittke [**]. Tous ceux à qui je l'ai fait écouter ont été captivés par cette musique extraordinairement expressive. Peut-être que dans quelques années... [...]"

(**) Pour une analyse et de larges extraits du Concerto pour choeur d'Alfred Schnittke, écouter le volet de l'émission «Disques en lice» du 30 mars 2015 sur cette page du site des archives de la RTSR.

Entre 1961 et 1993, «La Fiancée du Spectre» fut toutefois publiée à plusieurs reprises sur disques resp. CDs:

  • Le premier enregistrement date de 1961, fait en Tchécoslovaquie: Jaroslav Krombholc avec le choeur et l'Orchestre Philharmonique Tchèque: il est resté d'abord quasiment inconnu hors des pays de l'Est.
  • Il faut ensuite attendre exactement 30 ans, pour voir paraître le second enregistrement, fait en concert par Gerd Albrecht en 1991 avec le choeur philharmonique de Prague, l'Orchestre philharmonique d'État de Hambourg et les solistes tchèques Livia Aghova, Josef Protschka et Ivan Kusnjer (Orfeo C259921A).
  • En 1994, l'enregistrement de Jaroslav Krombholc fut réédité par Supraphon sur le double CD Supraphon 11 1982-2-212.
  • En 1995 paraît ensuite l'enregistrement de Peter Tiboris fait en 1993 avec l'Orchestre Philharmonique Bohuslav Martinu, le choeur philharmonique de Bratislava et un groupe de solistes tchèques (Elysium Recordings GRK 700).
  • La même année paraît un enregistrement de concert fait par le Choeur Philharmonique Tchèque et l'Orchestre Symphonique de Prague sous la direction de Jiri Belohlavek, avec les solistes Eva Urbanova, Ludovit Ludha et Ivan Kusnjer.

Guillaume TOURNIAIRE redonna cette oeuvre en concert le 7 octobre 1998, Salle Métropole à Lausanne avec «Le Motet de Genève» et l'Orchestre de Chambre de Lausanne dans la Salle Métropole [***], diffusé à la radio le vendredi suivant, rediffusé à plusieurs occasion, notamment sur RTSR / Espace 2 le 14 janvier 2015 dans la série «Fauteuil d'Orchestre».

(***) Il s'agissait d'un concert donné en faveur de l’Association pour la sauvegarde du patrimoine en République tchèque, avec l’objectif de financer deux projets de restauration, le premier de peintures murales du 14e siècle, dans l’église de St-Jacob à Libis près de Prague, le second de l’autel, de l’orgue et de l’horloge de l’église baroque de St. Wenceslas à Destna-Duba, dans la région de Ceska Lipa.

Pour une présentation et discussion du texte en langue tchèque, voir par exemple cette page.

Pour le moment, je ne connait le texte que dans la traduction anglaise, voir par exemple ce fichier pdf.

C'est l'enregistrement fait à l'occasion de ce concert du 7 octobre 1998, rediffusé dans l'excellente série d'émissions «Fauteuil d'orchestre» d'Antonin SCHERRER, volet du 14 janvier 2015, que grâce à la générosité de la Radio Télévision Suisse Romande nous pouvons écouter en ligne dans ses archives:

Antonin Dvorak, «Svatebni Kosile», «La fiancée du spectre», cantate profane pour solistes, choeur et orchestre opus 69 (B 135), d'après le texte de Karel Jaromir Erben (chanté en langue tchèque), Adriana Kohutkova, soprano, Beau Palmer, ténor, Dietrich Henschel, baryton, Choeur Le Motet de Genève, Orchestre de Chambre de Lausanne, Guillaume Tourniaire, 7 octobre 1998, Salle Métropole, Lausanne

Un CLIQ sur le texte ci-dessus ouvre une fenêtre sur la page des archives de la Radio Télévision Suisse Romande permettant d'écouter cette oeuvre.

Les noms des différentes parties (les noms en anglais se rapportent à la traduction publiée dans ce fichier pdf; je n'ai pas de traduction "officielle" en français): les minutages cumulés sont donnés entre () en début de ligne, en minutes:secondes:millisecondes, afin de pouvoir plus facilement se situer dans l'oeuvre.

  • (02:45:400) Introduction
  • (06:12:100) No. 01 Choeur Uz jedenacta odbila / The clock has chimed / Schon eilt die Uhr gen Mitternacht
  • (10:35:700) No. 02 Soprano solo Zel bohu, zel, kde muj taticek? / Woeful am I! Where is my father? / Weh mir, ach weh! wo ist mein Vater hin?
  • (19:15:600) No. 03 Ténor, Basse solo et Choeur Pohnul se obraz na stene / The picture moved upon the wall / Da regt sich das Bild an der Wand
  • (20:46:000) No. 04 Duett. Soprano et Ténor solo Hoj, ma panenko, tu jsem jiz! / Ho, I have come, dear, for your sake. / Hei, du mein Lieb, hier steht dein Knab!
  • (25:02:400) No. 05 Basse solo et Choeur Byla noc, byla hluboka / This was the hour of deepest night / Weiten und Breiten tiefe Nacht
  • ( ) No. 06 Basse solo et Choeur A on tu napred skok a skok / With bounds and leaps he led the wa / Und er voran mit Sprung und Satz
  • (28:27:600) No. 07 Duett. Soprano et Ténor solo Pekna noc, jasna / Fine night and clear / Klar ist die Mondnacht
  • (32:43:260) No. 08 Basse solo et Choeur Knizky ji vzal a zahodil / Seizing her books, he threw them far / Schleudert’ das Buch ins Feld im Flug
  • ( ) No. 09 Basse solo et Choeur A on vzdy napred – skok a skok / With bounds and leaps he led the way / Und er voran mit Sprung und Satz
  • (37:02:800) No. 10 Duett. Soprano et Ténor solo Pekna noc, jasna v tento cas / Fine night and clear / Klar ist die Mondnacht
  • (41:28:580) No. 11 Basse solo et Choeur A byla cesta nizinou / Seizing the beads these too he threw / So zogen sie durch dunklen Grund
  • (46:44:600) No. 12 Duett. Soprano et Ténor solo Pekna noc, jasna v tu dobu / Fine night and clear / Klar ist die Mondnacht
  • (53:12:400) No. 13 Basse solo et Choeur Tu na planine siroke / Then the cross he hurled away / Steht wohl ein Haus auf weitem Plan
  • (54:27:400) No. 14 Duett. Soprano et Ténor solo Hoj, ma panenko, tu jsme jiz / Ho, my sweet lassie, here we are! / Sind schon, mein Schätzen, sind daheim!
  • (59:13:400) No. 15 Basse solo et Choeur Skokem preskocil ohradu / one leap and he had cleared the wall / Er sprang mit klafterhohem Satz
  • (1h 04:31:600) No. 16 Basse solo et Choeur A tu na dvere: buch, buch, buch! / The door resounded: bang, bang, bang / Und poch, poch, poch, hallt’s wild et schnell
  • (1h 08:46:200) No. 17 Soprano solo Maria Panno, pri mne stuj / Hail Virgin Mary, stand by me / Heilige Fraue, höre mich
  • (1h 15:19:400) No. 18 Basse solo et Choeur A slys, tu prave nablizce / But hark! a sound from close at hand / Und horch, im nahen Dorf ein Hahn

[1] Ces graphismes - sable sur plaque de verre illuminée - d'Anne Löper sont cités du trailer d'une représentation des «Sinfonieorchester und Chöre der Universität Hamburg» sous la direction de Thomas Posth, publié le 5 janv. 2015 sur YouTube

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René Gagnaux
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19 août 2019
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