E.BLOCH, Schelomo
«Schelomo» était sa seconde composition pour violoncelle: en 1902 - au cours de ses études à Münich - Ernest Bloch avait composé un concerto pour violoncelle, qu'il joua à Eugène Ysaÿe en mars 1903, mais dont le manuscrit est aujourd'hui perdu. Ysaÿe avait trouvé «l'orchestration délicieuse et la forme charmante».
Dans une lettre du 3 février 1916 à son ami Fleg, Ernest Bloch - qui était dans une de ses nombreuses périodes dépressives - raconta ce qui l'avait conduit à composer «Schelomo»:
"[...] J'ai fait la connaissance il y a 2 mois d'un couple russe admirable dont Madeleine t'aura sans doute parlé! [...] Barjansky est un des plus admirables violoncellistes que j'aie entendu; et j'ai été si empoigné par l'extraordinaire intensité de son jeu, son ardeur, son unique sonorité, que j'ai immédiatement songé à écrire un poème pour lui. L'oeuvre est presque achevée (en un mois et demi!). C'est une rhapsodie hébraïque que j'intitulerai "Schelomo". [...]
Barjansky a tout de suite écrit à Pétrograd, à son ami le prince Wolkonsky, homme très influent et très artiste, et il espère beaucoup que Wolkonsky pourra monter ou faire monter Macbeth en Russie.
Il est convaincu que là-bas ce sera un gros succès. Après la guerre, Barjansky espère aussi me faire diriger mes oeuvres à Moscou, dans de grands concerts. Ces deux êtres ont remis un peu d'espoir dans ma vie. Mais surtout leur présence, leur vie, leur grande intelligence,et leur coeur m'ont redonné un peu de goût en la vie.
J'ose à peine penser qu'ils vont partir et que mon atroce isolement recommencera. Mais l'élan a été donné, et je continuerai. Barjansky me disait que j'étais à un "point mort" lorsqu'il m'a rencontré et c'était hélas que trop vrai. [...]
Et j'ai vécu dans un marasme tel pendant ces trois années que je croyais mon énergie à jamais perdue. Elle semble se réveiller et je fais tout pour attiser la flamme. Et puis, c'est peut-être aussi l'âge, l'approche lente de cette cristallisation redoutable, et un désir effréné de jeter son cri avant qu'il ne soit trop tard. [...]"
La révolution russe de 1917 va toutefois réduire à néant les espoirs d'Ernest Bloch d'être joué en Russie par les amis de Barjansky. Il ne pourra diriger l'oeuvre avec Serge Barjansky que beaucoup plus tard, le 22 janvier 1933 au Théâtre Augusteo de Rome.
Fiche signalétique de l'oeuvre
Composition: de fin décembre 1915 au début février 1916, Genève
Dédicace: Pour Alexandre et Catherine Barjansky
Manuscrit: Music Division, Library of Congress, Moldenhauer Archives, Washington (D.C.). Partition complète de 63 pages, comprenant la page de titre et la liste de l'orchestration, grand folio, 40 cm sur 30,5 cm., écrite à l'encre bleue avec de nombreuses corrections et notes additives au crayon noir et aux crayons brun et bleu.
Sur la page de titre: Pour Alexandre et Catherine Barjansky - Schelomo - Rhapsodie hébraïque pour Violoncelle Solo et grand Orchestre par Ernest Bloch - Partition (voir la photo au début de cette page)
Partition signée et datée en bas de la dernière page: Ernest Bloch, Janvier-Février 1916, Genève (voir la photo un peu plus bas)
Description:
- un seul mouvement
- orchestration Violoncelle solo, 3-3-3-3, 4-3-3-1, timp, perc, 2 harps, cel, strings
- durée: 18 minutes
Première audition: 3 mai 1917 à New York (Carnegie Hall) par le violoncelliste Hans Kindler, violoncelliste solo de l'Orchestre de Philadelphie, accompagné par Artur Bodanzky dirigeant le New York Philharmonic
Édition: 1918, G.Schirmer
(d'après Joseph Lewinski et Emmanuelle Dijon, «Ernest Bloch - Sa vie et sa pensée, Tome IV, Le havre de paix en Oregon 1939-1959, suivi du catalogue de l'oeuvre», pp 962-963, Éditions Slatkine, Genève, 2005, ISBN 2051019746, EAN13 9782051019743)
Date et signature de l'oeuvre au bas de la dernière page de la partition
Le musicologue italien Guido Gatti donna une excellente description de «Schelomo» dans «La Critica Musicale» d'avril-mai 1920 - un extrait cité de l'ouvrage de Joseph Lewinski et Emmanuelle Dijon «Ernest Bloch - Sa vie et sa pensée, Tome I: Les années de galère (1880-1916)», page 699, Éditions Slatkine, Genève, 11/09/1998, ISBN 2051015759, EAN13 9782051015752:
"[...] Bloch a atteint la perfection dans son oeuvre musicale avec la Rhapsodie hébraïque pour violoncelle et orchestre qui porte le nom du grand roi Schelomo (Salomon). Là, sans se préoccuper de développement ni de solutions formelles, sans être lié au commentaire d'un texte, il a donné totalement libre cours à sa fantaisie; la figure multiple du fondateur du Grand Temple se prêtait, après l'avoir placé sur un trône élevé, et en avoir buriné les traits, à la création de tout un entourage fantasmagorique de personnages et de scènes, en une succession rapide et kaléidoscopique.
Le violoncelle, avec son large phrasé, tantôt mélodique, et avec de superbes expressions lyriques, tantôt déclamatoire, et avec des clairs-obscurs fortement dramatiques, tend à réincarner Salomon dans toute sa gloire, entouré de ses milliers de femmes et de concubines, précédé de son peuple d'esclaves et de guerriers...
L'orchestre palpite de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel; d'une orchestration claire et audacieuse, émergent des vagues sonores qui s'élèvent en formidables tourbillons et retombent en une pluie de myriades de gouttelettes irisées.
Tantôt la voix ample du violoncelle émerge au milieu d'une obscurité silencieuse et fatale, martelée de rythmes obsédants, tantôt il se confond au sein d'une ardente fantasmagorie de sonorités multicolores, éclatantes, de clochettes argentines, et de liesses frénétiques. Et il semble alors qu'on se trouve au coeur d'une féérie, d'un Orient de fantaisie, où des hommes et des femmes de toute race et de toute langue se disputent et s'insultent: et par moments, on entend la voix plaintive du sage prophète sous l'autorité duquel, avec respect, tous se courbent et écoutent.
La partie du violoncelle est d'une émotion et d'une force si remarquables qu'elle peut être considérée comme un véritable chef-d'oeuvre; il n'y a pas un seul passage, pas une seule mesure inexpressive: tout le discours du soliste, vocal plus qu'instrumental semble une expression musicale intimement liée à la prose talmudique. Les pauses, les répétitions de passages entiers, les brusques sauts de double octave, les progressions chromatiques, à tout cela on trouve des correspondances dans le livre de la Genèse: dans les versets, dans les répétitions presque épigraphiques des admonitions (et tout est vanité et tourment de l'esprit), dans les soudains passages d'une idée à une autre, dans certains Crescendi d'émotion qui se terminent par des explosions de colère et de douleur non contenues. [...]"
Le samedi 5 février 1921, Ernest Ansermet donna la première audition en Suisse de cette oeuvre, avec "son" Orchestre de la Suisse Romande. La brochure-programme ne donnait qu'une très courte description de l'oeuvre; dans la brochure-programme de son concert du 18 février 1928 (Dixième concert symphonique de la saison 1927-1928, donné au Grand Théâtre de Genève), fut publiée une description plus détaillée de l'oeuvre, très probablement rédigée par Ernest Ansermet lui-même:
"[...] Datée de Genève en 1916, la Rhapsodie hébraïque pour violoncelle et orchestre, Schelomo (Salomon), appartient à cette période de la production d’Ernest Bloch, où il s'inspire de la musique de sa race, se forgeant un style très personnel, à la fois âpre et pathétique, caractérisé par l'usage des gammes mélodiques particulières (abondant en intervalles de seconde augmentée ou d’un chromatisme subtil utilisant même le quart de ton), une harmonie incisive et dissonante (quoique toujours tonale), une rythmique extrêmement libre et souple.
Le Kol Nidrei de Bruch et d’innombrables Fantaisies pour un instrument solo et orchestre montrent l'usage fréquent qu’ont suivi les compositeurs, d’utiliser dans le style concertant les ressources des thèmes populaires. Mais, musicien expressif avant tout, Bloch ne s’est pas contenté, dans son Schelomo, d’assembler des motifs de folklore pour leur simple agrément musical, ou de fonder sur eux d’habiles variations intéressant surtout la technique de l’instrument. Les motifs réunis ici entrent dans un organisme symphonique tendant à exprimer musicalement un caractère, celui du puissant et sage Salomon.
Dès lors, il importe peu de savoir si les motifs sont originaux ou non, l’intérêt est ailleurs. Le violoncelle, lui-même, bien qu'occupant une place de premier plan et écrit en soliste, n’est qu’un élément de l’ensemble (on remarquera qu’on y fait appel surtout à ses ressources de puissance et de gravité, plutôt qu’à ce qu’il peut avoir parfois de charme et de douceur). L'intérêt est dans l'ensemble des éléments, dans le style qui les domine et les entraîne dans un grand courant dynamique, expression d’une pensée musicale.
«Dans Schelomo, dit un commentateur, l’auteur déploie avec minutie tous les fastes de l’orient: sur un trône d'ivoire incrusté d’or siège le grand Roi, celui qui fit à Jérusalem l’or et l’argent aussi abondant que les pierres. Le royaume de Salomon est paré d’un éclat éblouissant; mais perdu dans sa songerie profonde, le sage reste insensible aux pompes de sa cour. Il poursuit sa rêverie et ses accents majestueux retracent les lastes de son règne: il loue le Seigneur, glorifie la Sagesse, mais une pensée pessimiste traverse et domine le somptueux étalage de cette gloire, celle que traduisent les paroles de l’Ecclésiaste: «Vanité des Vanités, tout est Vanité» [...]"
Pour les notes du concert donné le 22 janvier 1933 au Théâtre Augusteo de Rome sous sa direction avec le dédicataire Serge Barjansky, Ernest Bloch descrivit la genèse de l'oeuvre plus en détail:
"[...] Voici l'histoire de Schelomo. Je me trouvais à Genève, à la fin de 1915: depuis des années, j'avais des esquisses pour le livre de l'Ecclésiaste, que je voulais mettre en musique; mais la langue française ne convenait pas à mes accents,- pas plus que l'allemand ou l'anglais... et je ne savais pas l'hébreu. Ainsi les esquisses s'accumulaient et... dormaient.
Un beau jour, par hasard, je rencontrai le violoncelliste Alexandre Barjansky et sa femme. Je l'entendis jouer. Tout de suite nous devînmes amis. Je leur jouai mes partitions manuscrites, Poèmes Juifs, Israël, les Psaumes, toutes inédites et dont personne ne se souciait. Les Barjansky furent profondément émus, empoignés...
Pendant que je jouais, Madame Barjansky, qui m'avait demandé une feuille et un crayon, esquissait une petite statue.
- Je vous remercierai avec une scupture, me dit-elle.
J'avais enfin, en mon effroyable solitude, parmi l'indifférence et l'incompréhension, rencontré des amis, vrais et ardents...
L'espoir renaissait en moi. Et aussi le désir d'écrire une oeuvre pour ce merveilleux violoncelliste. Pourquoi ne me servirais-je pas, pour mon Ecclésiaste, au lieu d'un chanteur limité par un texte, d'une voix plus vaste, plus profonde que tous les langages parlés - celle de son violoncelle?
Je pris donc mes esquisses et, sans piano, sans programme, plein d'enthousiasme, presque sans savoir où j'allais, je travaillais jour après jour à une rhapsodie. Au fur et à mesure que je composais, je copiais la partie de violoncelle que Barjansky étudiait... Pendant ce temps, Madame Barjansky travaillait à la statuette qu'elle me destinait. Elle avait d'abord eu l'idée d'un Christ, puis s'était décidée pour un roi Salomon. Nous terminâmes presque en même temps.
En quelques semaines mon Ecclésiaste était achevé et, puisque la légende attribue ce livre au roi Salomon, je lui donnai le titre de Schelomo.
On le voit, je n'avais aucune intention descriptive. Mais j'étais tout saturé du texte biblique, - et surtout... de la misère du monde, à laquelle j'ai toujours été si sensible. [...]" cité de l'ouvrage de Joseph Lewinski et Emmanuelle Dijon «Ernest Bloch - Sa vie et sa pensée, Tome I: Les années de galère (1880-1916)», page 700, Éditions Slatkine, Genève, 11/09/1998, ISBN 2051015759, EAN13 9782051015752
Il ne faut pas oublier qu'à l'époque de la composition de «Schelomo», l'Europe était en pleine guerre, d'où ce sentiment exacerbé de la misère du monde. En plus Ernest Bloch était très mécontent du milieu musical en Suisse Romande, en particulier d'Ernest Ansermet qui avait obtenu le poste de chef des concerts d'abonnement à Genève, pour lequel Ernest Bloch avait aussi postulé. D'où une profonde amertume, une immense frustration, un sentiment de totale incompréhension, qui conduiront en juillet de la même année à son exil volontaire en Amérique. En fait, n'est-ce pas ce que l'on retrouve dans cette oeuvre, «Schelomo» évoquant moins l'idée du Grand Roi d'Israël dans toute sa gloire, que celle d'un Ernest Bloch douloureusement résigné et revenu de tout?!
L'enregistrement qui vous est ici proposé en écoute fut rediffusé par la Radio Télévision Suisse Romande - Espace 2 dans la série «Fauteuil d'orchestre», émission du 22 octobre 2012, rendu disponible grâce à la générosité de la Radio Télévision Suisse Romande.
Dans sa présentation, Bertrand DÉCAILLET indiquait qu'il s'agit d'un enregistrement fait le 7 février 1955 par Zara NELSOVA avec l'Orchestre de la Suisse Romande sous la direction d'Ernest ANSERMET. La seule trace que j'ai pu en trouver dans la presse locale est sa première diffusion sur l'émetteur de Sottens, le 24 avril 1955 à 22h dans l'émission «Musique symphonique contemporaine»: il doit donc s'agir d'une prise de son faite en studio. Zara Nelsova avait certes joué en concert avec l'Orchestre de la Suisse Romande et Ernest Ansermet les 31 janvier 1955 au Théâtre Municipal de Lausanne et 2 février au Victoria-Hall de Genéve, mais en soliste dans une autre oeuvre, le Don Quichotte de Richard Strauss.
- - - - - - - - - - - - - - - Ernest Ansermet et Zara Nelsova - - - - - - - - - - - - - -
Pour écouter cette oeuvre, CLIQUER ICI: ouvre une fenêtre sur la page correspondante des archives de la RTSR.
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Pour l'oeuvre suivante de cette émission entièrement consacrée à Ernest Bloch, aller sur cette page, avec la première sonate pour violon et piano dans l'interprétation d'André de RIBAUPIERRE et Jacqueline BLANCARD.
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Zara NELSOVA
23 décembre 1918, Winnipeg - 10 octobre 2002, New York, une courte biographie
Violoncelliste américaine d'origine canadienne née de parents russes. Elle est la fille cadette d'un flûtiste russe diplômé du Conservatoire de Saint Petersbourg qui a émigré au Canada en 1910.
Dès 4 ans et demi, elle montre un grand intérêt pour le violoncelle et son père lui donne des leçons sur un alto modifié. À 5 ans elle donne son premier concert public, en compagnie de ses 2 soeurs plus âgées, l'une pianiste, l'autre violoniste, c'est le «Canadian Trio». À 6 ans elle étudie avec un émigré hongrois, élève de David Popper.
En 1929, la famille part pour Londres afin de compléter l'éducation de Zara. Elle est trop jeune pour entrer à la Royal Academy of Music, mais elle est admise à la London Violoncello School où elle étudie pendant 6 ans, de 1929 à 1935, avec Herbert Walenn.
À 12 ans, en 1931 à Londres, elle donne son premier concert professionnel avec orchestre jouant le Concerto de Lalo, sous la baguette de Sir Malcolm Sargent dirigeant le London Philharmonic Orchestra.
En 1936, elle fait ses débuts en récital à Londres (Wigmore Hall) avec un grand succès. John Barbirolli (lui aussi un élève de Walenn) lui fait rencontrer Pablo Casals qui la complimente. Aussitôt elle ambitionne d'étudier avec le maître, mais cela ne pourra se faire qu'à partir de 1948.
De 1940 à 1943, elle est violoncelle solo à l'Orchestre Symphonique de Toronto. Elle fait ses débuts américains en récital le 4 octobre 1942 à New York (Town Hall), accompagnée par Valentin Pavlovsky. Elle se perfectionne auprès de Feuermann et Piatigorsky.
En 1949, elle s'installe à Londres et donne un grand nombre d'oeuvres nouvelles en Angleterre: Sonates de Chostakovitch et d'Hindemith, Concerto pour violoncelle et orchestre de Samuel Barber (première européenne en 1951).
En ce qui concerne Bloch, non seulement elle a joué toutes ses oeuvres pour violoncelle en Angleterre à plusieurs reprises (notamment à la BBC), mais encore elle a donné à la BBC la première mondiale des Suites pour Violoncelle No 1 et No 2 qui lui sont dédiées.
En 1955 elle prend la citoyenneté américaine. Elle accomplit une grande carrière internationale sans concessions. Depuis 1960, elle joue sur un magnifique Stradivarius de 1726, le «Marquis de Corberon». En 1966, elle est la première violoncelliste américaine à faire une tournée en Russie.
Elle a réalisé de nombreux enregistrements, notamment 3 fois Schelomo:
- avec Ernest Bloch et le London Philharmonic Orchestra
- avec Ernest Ansermet et le London Philharmonic Orchestra
- avec Maurice Abravanel et l'Utah Symphony Orchestra.
Elle a enseigné à la Juilliard School of Music de New York et à l'Université de Cincinnati.
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