3 - Des dramatiques aux téléfilms

22 avril 2015
Propos recueillis par Jean-Jacques Lagrange et Claude Zurcher
Les archives de la RTS

Par Raymond Vouillamoz

Une équipe film de la TSR pendant le tournage du téléfilm d'Yvan Buttler L'enfant bleu

Après une première décennie (1954-1964) pendant laquelle la Télévision Suisse Romande a fait l'apprentissage de son outil de travail et mis en place une production d'émissions dramatiques (chapitre 1), Maurice Huelin a décrit « l'âge d'or des dramatiques » (chapitre 2), Raymond Vouillamoz aborde dans cette interview le passage de la vidéo aux téléfilms imposé par l'évolution de la télévision.

Appelé en 1979 par Guillaume Chenevière à la responsabilité des fictions à la TSR, Raymond Vouillamoz, qui réalisa dès 1969 des grands reportages pour Temps présent, a accompagné un changement majeur à la télévision. Celui du passage des dramatiques aux téléfilms. Auteur de plusieurs documentaires de création basés sur la méthode d'«écriture par l'image», Raymond Vouillamoz a réalisé une dizaine de dramatiques vidéo et trois téléfilms. Il passa ensuite une partie de sa carrière en France où il fut chef de la Fiction à La Cinq, puis directeur des programmes à France3 avant d'être nommé, en 1993, directeur des programmes de TSR1 et TSR2 jusqu'en 2003. Pour notrehistoire.ch, il revient sur la place des dramatiques et l'évolution de la fiction à la télévision.

notrehistoire.ch - De 1954 à 1990, la TSR a produit plus de 600 dramatiques en studio. Quand vous succédez à Maurice Huelin en 1979, quelle est la situation des dramatiques ?

Raymond Vouillamoz - A mon arrivée, j'ai trouvé un service des dramatiques qui commençait à s'essouffler. Les personnes qui y travaillaient n'étaient pas en cause, mais la télévision évoluait vers plus de réalisme et de scénarios originaux. Le public lui-même demandait des téléfilms, des séries policières et moins de dramatiques prisonnières d'un tournage en studio.

A l'ORTF à Paris, le style " des Buttes de Chaumont", qui faisait référence en matière de dramatiques, connaissait la même situation que nous. L'envie de tourner en extérieur était identique. Et la communauté des télévisions francophones aussi allait dans ce sens. J'ai été un des ferments de ce changement et j'ai accentué les coproductions. Pour la TSR, les coproductions étaient capitales. Réaliser un téléfilm avec nos propres moyens uniquementétait cher et absurde, car cela voulait dire que nous n'étions pas capables d'intéresser un autre public que celui de la Suisse romande.

Mais les dramatiques n'étaient-elles pas soutenues par une bonne programmation à l'antenne?

En fait, la programmation représentait une autre difficulté. La place des dramatiques, un soir par semaine, était occupée par un quart seulement de productions propres. Les trois-quarts provenaient soit des échanges entre télévisions, soit des achats francophones et parfois de coproductions. Les possibilités d'achat se raréfiaient, car la tendance d'un essoufflement se ressentait dans toutes les télévisions.

Nous devions dépasser la « dramatique » qui était d'une certaine manière à son sommet sur le plan de l'esthétisme et de la narration. Maurice Huelin avait déjà commencé ce transfert vers le téléfilm. Il avait par exemple coproduit avec France3 Ce fleuve qui nous charrieque j'avais réalisé ou la série Ramuz avec un chef-d'oeuvre comme Jean-Luc Persécuté de Claude Goretta.

Comment avez-vous procédé pour passer aux téléfilms?

L'idée était de réaliser des téléfilms sur pellicule - la vidéo mobile était balbutiante - comme on faisait des films de cinéma. Et de les tourner en 16 mm ou en super 16, avec la même technique qu'un film de cinéma mais avec moins de moyens. Cela nous permettait de sortir en décors naturels et de ne pas rester confinés en studio. Avec les dramatiques, quand il fallait créer en studio des décors d'extérieur, c'était toujours un peu schématisé, comme au théâtre.

Mais il était difficile de trouver des auteurs. Nous pouvions compter sur des talents de dramaturges en Suisse, je pense à Michel Viala, à Georges Haldas, à Walter Weideli entre autres, mais la majorité des auteurs n'étaient pas toujours malléables pour s'adapter à la production de télévision qui est un travail d'équipe. Avec un téléfilm, le scénariste doit se plier à certaines exigences artistiques et parfois à des contraintes d'orientation générale de la chaîne.

Le fait que vous étiez issu de la réalisation de reportage a-t-il influencé vos choix dans le domaine de la fiction ?

Certainement. J'avais envie d'amener dans la fiction plus de réalisme issu du reportage. Nous voulions aussi coller à ce qui faisait la grande force de la TSR : le reportage par sa qualité de l'image et son sens de la narration. Finalement, ce n'était pas si différent de faire des reportages et des téléfilms. Pour moi le reportage nourrit la fiction et la fiction nourrit le reportage. Les frontières entre le reportage et la fiction sont floues et perméables.

Il y avait un autre argument pour favoriser les coproductions : les coûts ! Un téléfilm avait une charge financière importante, de l'ordre d'un million pour une œuvre qui était diffusée une fois et qui était vue par moins de 400'000 téléspectateurs. Cela revenait cher! Par conséquent il fallait réussir à s'associer à d'autres chaînes, en mettant en avant les qualités des équipes techniques de la TSR, de ses réalisateurs et de ses décorateurs.

Evidemment, la coproduction a ses désavantages. Il faut tenir comptes des intérêts des autres producteurs, notamment dans le choix des comédiens. Les premiers rôles étaient souvent des comédiens français, ce qui ne plaisait pas à la communauté des comédiens romands. En contrepartie, nous avions la possibilité de produire beaucoup. J'ai pu coproduire jusqu'à dix téléfilms certaines années. C'était vraiment formidable.

C'est l'époque des séries avec des tournages en extérieur et de héros qui deviennent familiers.

Avec l'élection de François Mitterrand en 1981 sont arrivés en France de nouveaux responsables de la fiction dans les chaînes. Je me sentais proche d'eux, et nous avons pu faire de la communauté des télévisions francophones un outil pour la production de téléfilms.

La Télévision française à l'époque était assez compassée. Elle faisait des adaptations d'auteurs du XIXe siècle, c'était une télévision d'instituteur, on distillait un peu de culture au bon peuple. Quant a émergé cette nouvelle télévision vivifiée par une nouvelle génération de producteurs indépendants sont arrivées les séries avec des héros dynamiques et récurrents. C'est comme ça que sont nés Navarro, Julie Lescaut. Mais c'était compliqué à tourner en Suisse… pourquoi Navarro, flic franchouillard venait-il dans notre pays? Pour le premier épisode on pouvait trouver une raison, mais après… Ah oui, sa fille passait des vacances sur les bords du Léman, donc il venait la voir, etc ! Il fallait chaque fois trouver des justifications dans le scénario. Par la suite, ça c'est un peu bloqué parce que la production française s'est industrialisée, par exemple la production faisait tourner d'un coup toutes les scènes d'intérieur pour trois épisodes de Navarro.

Mais il n'y avait pas que des policiers dans ces fictions...

Non, bien sûr! Ces téléfilms répondaient à notre ambition de faire une télévision populaire de qualité, comme on disait. Et de l'autre côté, il y avait aussi des œuvres singulières, je pense à Mérette de Jean-Jacques Lagrange, qui est le premier téléfilm que j'ai produit. C'est une œuvre exigeante qui a rencontré le grand public. Je raconte dans mon autobiographie Zapping intime (1) comment avec ce système de coproductions j'ai pu produire des téléfilms d'auteurs tels que Pierre Kast ou Jacques Doillon.

Mais vous gardez malgré tout la production de dramatiques en studio, pourquoi ?

Parce qu'il fallait opérer ce changement en douceur. Les dramatiques occupaient le studio 4 de la TSR un certain nombre de semaines par année. Ce studio 4 était une grosse machine, avec de lourds investissements techniques pour les dramatiques et les émissions de variété qui y étaient réalisées. On ne pouvait pas tout changer d'un coup.

Qu'en est-il du Pacte cinéma en Suisse et de l'externatilisation de la production filmée de fiction vers des producteurs privés ?

La loi suisse sur le cinéma, qui a été faite à l'instigation d'Alain Tanner, date de 1961. Il est précisé que la SSR doit collaborer d'une manière substantielle à l'existence du cinéma suisse. Ce qui signifie faire des coproductions avec le cinéma suisse. Cette collaboration a été marquée par différentes phases. On s'est en effet rendu compte qu'il fallait clarifier les relations avec le cinéma qui considérait trop souvent la télévision comme une vache à lait… (Du côté de la télévision certains responsables considéraient eux que les cinéastes les privaient d'une partie de la redevance.)

Il fallait donc mettre un peu d'huile dans les rouages et expliquer que la survie d'un artisanat audiovisuel en Suisse romande notamment passait par une alliance entre les forces vives de la télévision et du cinéma. Il y eu de longues négociations pour trouver un accord global avec les cinéastes suisses. L'intérêt de la direction générale de la SSR était d'en faire des alliés pour avoir des appuis dans les milieux de la branche cinématographique influents dans le monde politique. L'idée sous-jacente était donc d'asseoir la position de la SSR par un pacte global avec le cinéma. C'est ainsi qu'en 1996 est né le Pacte de l'audiovisuel, superbe compromis comme nous savons les négocier en Suisse.

La SSR a pu alors chercher à l'Office fédéral de la culture des subventions, ce qui était une révolution. En revanche, il faut bien le dire, cela a démantelé la fabrication interne de fictions à la TSR, car en contre-partie la branche cinématographique exigeait une participation des producteurs et des techniciens indépendants à la fabrication des téléfilms. Ce que je peux constater vingt ans plus tard c'est que dans le milieu du cinéma et de la télévision, le désir d'être ensemble s'est estompé.

Les téléspectateurs vous doivent l'arrivée des premières séries américaines à la TSR…

En fait, c'est Guillaume Chenevière qui a véritablement lancé les séries américaines après un été durant lequel TF1 avait connu une audience plus forte que la TSR. Ce fut un choc. En analysant cette situation, nous nous sommes aperçu que la TSR n'avait pas de séries américaines dans sa programmation en « prime time ». Chenevière a inventé alors « la Télévision à la carte » pour l'été suivant, laissant le public décider de la programmation en votant par téléphone, ce qui a révélé une forte demande de séries américaines.

D'une certaine manière, le public anticipait ce qui s'est produit et qui est maintenant reconnu par la critique: certaines séries américaines soutiennent la comparaison sur le plan de la forme et du fond avec le meilleur du cinéma américain indépendant. La segmentation de l'audience des chaînes de télévision permet la production de séries pointues, car les chaînes comme HBO ou Nexflix, recherchent la satisfaction de leurs abonnés et non pas le maximum d'audience comme les chaînes généralistes.

J'allais chaque année à Los Angeles où les grandes compagnies de production présentent aux directeurs des chaînes du monde entier les pilotes des séries à venir. C'est comme ça que nous avons été, à la Télévision Suisse Romande, les premiers en Europe francophone à diffuser Urgence ou X files. On a ramené avec Lise Lachenal et les acheteuses du programmele meilleur des séries américaines d'alors !

Et dans le futur ? Quel avenir donnez-vous à la fiction à la télévision ?

L'avenir de la fiction passe toujours par les auteurs. Ce sont parfois des cinéastes, comme dans la Nouvelle Vague française, ce sont parfois des scénaristes, parfois des producteurs. Je pense que la fiction a besoin du point de vue d'un auteur. Les petites fictions bricolées sur le web, les 2-3 minutes percutantes, oui, on peut se permettre d'innover dans toutes les directions, mais ensuite les réalisateurs passent dès que possible à la réalisation de séries ou de films.

Quelle que soit l'évolution des techniques et des supports, il faut à la base de toute narration des raconteurs d'histoires. D'un autre côté on assistera probablement à un rapprochement entre les jeux vidéo et le cinéma de divertissement, les blockbusters. Là il y aura une possibilité pour les spectateurs d'orienter la narration en tirant plus vite que les scénaristes!

En ce qui concerne la programmation de la fiction de la RTS, elle est devenue un casse-tête avec le déferlement des séries américaines sur toutes les chaînes françaises, la généralisation de la VOD et des chaînes par abonnement ou pré-paiement. Et les meilleures séries américaines s'adressent aujourd'hui comme on l'a vu à des publics minoritaires, d'où la difficulté de les programmer aux grandes heures d'écoute.

L'utopie serait que la RTS produise sa propre fiction identitaire de proximité jour après jour. C'est impossible pour des raisons de ressources financières et humaines, on le comprend bien.

La fin des dramatiques vidéo, la place prise par les téléfilms, les séries TV et les films cinéma largement accessibles ne sauraient cacher les relations souvent conflictuelles entre ces divers genres d'un même divertissement. Les dramatiques ne laissent-elles pas un héritage qui manque aujourd'hui?

C'est indéniable que les dramatiques ont eu dans les premières décennies de l'histoire de la télévision au XXe siècle un rôle culturel important, car cela faisait travailler des auteurs, des réalisateurs et des comédiens romands et elles ont aussi rendu accessible des pans entiers du répertoire théâtral au grand public.

L'âge d'or des dramatiques à la RTS est derrière nous. Mais soutenus par les facultés des médias et d'histoire des Universités romandes, on pourrait leur donner une nouvelle vie dans nos archives comme le cinéma de grand papa continue à vivre dans les ciné-clubs et les chaînes spécialisées. On redécouvrirait alors les talents des réalisateurs de télévision de notre petit coin de pays servis par des techniciens inventifs et d'inoubliables acteurs disparus comme François Simon, Corinne Coderey, Marcel Imhoff ou Marguerite Cavadaski.

Ce rôle des dramatiques n'a pas toujours été compris par les décideurs culturels, parce que la télévision a été parfois méprisée, et par les gens de théâtre et par les gens de cinéma. Et pas seulement en Suisse. Par exemple on dit que James Dean n'a joué que dans trois films. C'est oublier qu'il a auparavant peaufiné son expérience d'acteur dans une vingtaine de dramatiques américaines dont on ne parle jamais. C'est comme ça. Le dernier né des médias est toujours déconsidéré. Mais on voit bien le retournement aujourd'hui, aux Etats-Unis par exemple, où les milieux culturels accordent autant d'importance à une série qu'à un film de cinéma.

Propos recueillis par Jean-Jacques Lagrange et Claude Zurcher

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