Chiens contrebandiers

1 janvier 1905
© texte : albert Dauzat, lithographie : Gayraud
Sylvie Bazzanella

Le saint-bernard et la contrebande

Des chiens saint-bernard ont aussi été dressés dans le but de faciliter le passage en fraude de marchandises, dont le tabac, entre les frontières suisse et italienne.

Les contrebandiers de métier emploient des itinéraires plus difficultueux et moins suivis pour passer en fraude leurs marchandises. La contrebande se fait surtout par les montagnes boisées, qui occupent le Tessin méridional; plus accessibles que les pics du Simplon, elles sont suffisamment accidentées pour permettre aux fraudeurs, qui connaissent admirablement le pays, de dépister les garde-frontière et de se cacher dans les forêts. On opère surtout dans trois régions : entre Bellinzona et Porlezza, à l'est; entre Lugano et Luino, à l'ouest; et enfin au sud du lac de Lugano entre Stabio et Varese, route moins fréquentée que celle de Chiasso à Côme.

L'éducation préparatoire des chiens contrebandiers est des plus curieuses. On se sert de préférence de la race du Saint-Bernard, très intelligente, qui montre, paraît-il, une remarquable aptitude à cet emploi. Pendant quelques semaines, le chien est placé dans un village italien, voisin de la frontière, où il est choyé et copieusement nourri. On l'emmène ensuite dans le village suisse le plus proche.

Alors tout change pour la pauvre bête. Au lieu de caresses, ce sont les coups. On lui donne fort peu à manger, et un homme, costumé en garde-frontière italien, s'applique à se faire haïr et craindre de lui en lui prodiguant les mauvais traitements, tout en évitant, bien entendu, de le blesser.

Quelques jours de ce dernier régime suffisent. On lâche alors le chien avec un gros paquet de tabac solidement amarré sur le dos. Celui-ci ne se fait pas prier et quitte sans regret cette demeure inhospitalière. Son flair le porte aussitôt vers la maison où il était si bien traité en Italie, et qu'il a hâte de rejoindre. C'est précisément ce que demandent les contrebandiers.

En arrivant à la frontière, il rencontre le grillage et aperçoit le douanier italien. Par une association d'idées bien naturelle, la vue du garde-frontière rappelle au chien tous les horizons que lui prodiguait le maître qu'il vient de quitter et qui était vêtu comme celui-ci. Il cherche à éviter le douanier qu'il redoute : là encore son instinct ne le trompe pas. Pendant que le garde fait les cent pas, il cherche à franchir le grillage et ne tarde pas à découvrir une des portes qui s'ouvrent par une simple poussée, et qu'un ressort maintient fermées.

Le chien passe, mais la cloche a tinté. Le douanier averti fait la sommation - s'il n'a rien vu - et, ne recevant pas de réponse, tire un coup de fusil : si le chien est manqué, la contre-bande est sauvée. Le toutou arrive dans le village italien où on lui défait tranquillement sa charge de tabac, en attendant une nouvelle expédition.

Lorsque le chien a été manqué une première fois, il est bien rare que les garde-frontière parviennent à l'abattre au cours de ses voyages. Car la bête qui a senti de près le danger met en œuvre des ruses d'apache pour dépister son ennemi.

Cette contrebande se fait sur une très grande échelle. Un douanier suisse de Stabio m'affirmait qu'en trois mois on tuait en moyenne de deux à trois cents chiens. Mais ceux qui s'échappent pendant le même temps et parviennent à franchir la zone dangereuse sont en nombre dix fois plus considérable. Or, chaque animal emporte avec lui une charge de sept à huit kilogrammes de tabac. On peu juger par ces chiffres de l'importance de ces opérations et de la perte qui en résulte pour le Trésor italien.

Les convois de contrebandiers et l'équipement des chiens se forment et partent au grand jour dans le Tessin sous l'œil indifférent et narquois des douaniers suisses. Ceux-ci, bien qu'ils entretiennent les meilleures relations de camaraderie avec leurs collègues italiens, mettent leur point d'honneur à ne pas dénoncer les fraudeurs aux garde-frontière du pays voisin. Ce ne sont point nos affaires, déclarent-ils : nous n'avons pas à opérer pour le compte de la police italienne. Peut-être aussi estiment-ils, avec la sagesse des nations qu'il est imprudent de mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce.

© Albert Dauzat - Le Magasin Pittoresque, soixante- treizième année - Série III - Tome sixième, 1905.

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