L'argent discret de la politique
La télévision suisse romande vient de rappeler un secret de Polichinelle : la Suisse est le seul pays en Europe à n'avoir pas de loi nationale sur le financement des partis. Alors que les partis politiques français sont empêtrés dans de sombres affaires de financement des campagnes politiques. Heureuse nation où les partis et les candidats dépensent sans compter et surtout sans rendre des comptes ! Pourquoi ? Parce qu'en Suisse, la Confédération et les cantons ne versent presque rien pour financer les partis. Alors, comment font-ils pour trouver des sous quand les cotisations des militants ne suffisent pas ? A droite, ils vont les chercher auprès des associations économiques : l'Union patronale suisse, l'Union suisse des arts et métiers qui représente essentiellement les petites et moyennes entreprises, l'Union suisse du commerce et de l'industrie, le Vorort, représentant les grandes entreprises, l'Union suisse des paysans et la Fédération romande des syndicats patronaux. A gauche, pour financer les campagnes, il y a l'Union syndicale suisse et les myriades de syndicats de fonctionnaires et d'associations.
Tout le monde le sait en Suisse, ce sont les patrons qui financent les partis de droite. Chez les libéraux-radicaux, les démocrates-chrétiens et l'Union démocratique du centre, les cotisations et les contributions des élus servent à faire tourner la machine électorale. Mais ça ne suffit pas. La radio-télévision suisse romande a demandé aux partis combien ils dépensent pour les élections fédérales du 18 octobre. Réponse : « Plus de de 20 millions déclarés et quelques gros secrets ». Un quart des sections cantonales ont refusé de répondre, surtout à droite. Selon l'adage populaire vaudois : « On peut pas tout dire ! »
Le financement opaque de la politique, c'est ce que le mensuel « Pages de gauche » appelait en 2007 « le trou noir de la démocratie suisse ». C'est bien beau de proclamer les vertus de la démocratie directe : le peuple dispose de l'initiative populaire pour modifier la Constitution et du referendum pour se prononcer sur une loi votée par le Parlement. Mais si l'électeur ignore qui finance les partis et les campagnes référendaires, « ça fait un peu désordre », comme on dit dans mon pays ! Selon certains juristes, « le manque de transparence viole même les principes de la Constitution fédérale qui à son article 34, protège «la libre formation de l'opinion des citoyens et l'expression fidèle et sûre de leur volonté ».
Le financement des partis, c'est un serpent de mer. Depuis trente ans, le Parlement fédéral en débat, mollement. Les partis de droite ont toujours mis les pieds contre le mur. Leurs arguments, selon la professeure de droit Valérie Junod, citée par Le Temps, en 2011 : « La Suisse est une démocratie directe, où le peuple peut constamment donner son avis. S'il n'est pas content de ses politiciens, il n'a qu'à le dire et en changer. D'ailleurs, rien ne l'empêcherait d'imposer la transparence du financement politique par voie d'initiative…interdire ou imposer la transparence est inconstitutionnel. Imposer la transparence, limiter les dons ou interdire certaines contributions porterait atteinte à la liberté d'expression ». La culture de la transparence n'est pas dans les gènes du monde politique, parce que la Suisse a un parlement de milice, avec des politiciens qui conservent des activités à côté de leur mandat politique. Depuis 1985, tous les parlementaires doivent rendre publics leurs liens d'intérêt, leurs activités professionnelles, leurs participations dans des sociétés ou des fondations et leurs fonctions de conseil ou d'expert pour la Confédération. Le problème, c'est qu'il n'y pas de contrôle.
Sur 246 parlementaires fédéraux, près de 15% ont des liens avec les assureurs. Un député PDC valaisan cumulait 56 mandats privés. Bien sûr, des parlementaires jurent tous, la main sur le coeur, que leurs liens avec l'économie n'ont aucun effet sur leur liberté de décision. Même si - tous les journalistes parlementaires l'ont constaté - ces représentants des groupes d'intérêt se passent le micro à la tribune, quand le Parlement débat des lois qui concernent les banques, la santé, l'énergie ou l'alimentation.
Ca vous choque ? Pas le professeur Fritz Sager, de l'Université de Berne, qui explique subtilement le fonctionnement de la démocratie suisse : «Les lobbies sont partie intégrante de notre démocratie. Notre système est conçu de manière à éviter un éventuel referendum. Pour cette raison, lors de l'élaboration d'une loi, on cherche à impliquer toutes les parties en cause et à tenir compte de tous les intérêts en jeu ». Evidemment, ce manque de transparence vaut à la Suisse d'être régulièrement épinglée par des organisations internationales, comme l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et par le Groupe d'Etats contre la corruption (GRECO). Le monde change : la Suisse a déjà dû renoncer à son secret bancaire et à participer à la lutte contre la fraude fiscale et l'argent sale. Le financement transparent des partis politiques pourrait être la prochaine étape?
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