Le chemin du retour de Ravensbrück
Noëlla Rouget-Peaudeau a été prisonnière dans le camp de concentration pour femmes. Elle fait partie des premières survivantes libérées dans l'Allemagne encore en guerre et passe par la Suisse pour rentrer en France. Elle raconte ce retour.
On n'y croyait pas, on n'était sûres de rien, on se demandait si les camions allaient directement dans les chambres à gaz… on avait peur, on n'y croyait pas! Quand on est montées dans les camions, avec le monsieur de la Croix-Rouge, j'avais à côté de moi une artiste de cinéma, la femme de Claude Dauphin, Rosine Déréan-Dauphin qui m'a dit: «Noëlla, pincez-moi pour que je sois sûre que cela n'est pas un rêve…»
On s'est arrêtées à Hof (Bavière) où on a subi un bombardement, enfin presque sur nous, si terrible qu'on a cru y passer. Il y avait beaucoup de gens dans les rues, c'était très dur, même si on pensait que c'était leur tour… Cela allait très lentement car il y avait des ruines partout, on devait parfois revenir en arrière pour trouver d'autres chemins. C'était un voyage chaotique… les SS nous escortaient pour nous amener à la frontière. Dans les camions, il y avait seulement les gens de la Croix-Rouge. Nous avons voyagé quatre jours à travers l'Allemagne, nous n'avions presque pas d'eau, et rien à manger… On nous avait donné un saucisson avant de partir, mais avec la faim qui nous rongeait, nous avions tout mangé d'un coup et n'avions plus rien après.
Le 9 avril 1945, arrivées en Suisse à Kreuzlingen après quatre jours, nous avons dormi sur de la paille… au moins elle était propre! Quelques-unes d'entre nous ont dû être hospitalisées à Saint-Gall. Mais nous étions si soulagées, c'était un ouf de délivrance! Tant qu'on était en Allemagne, nous étions dans une grande incertitude. Dès qu'on a passé la frontière, on était exaltées, tous les sentiments étaient très forts, exacerbés, les impressions très fortes dans tous les sens.
À Kreutzlingen à la frontière avec l'Allemagne en Thurgovie, un des camions rapatriant 300 déportées françaises. Archives CICR.
À Kreutzlingen, pendant la nuit du 9 au 10 avril 1945. Archives CICR. En Suisse, sur plusieurs quais de gare, on nous donnait de petits paquets: trousse de couture, produits de beauté et pour nous c'était formidable: se maquiller, c'était redevenir femmes alors qu'on nous avait traitées comme des Stück*, dans la boue selon Himmler…*
À Berne, l'ambassadeur de France Monsieur Henri Hoppenot est venu avec sa femme Hélène nous voir sur les quais… Madame Hoppenot raconte dans son journal qu'après nous avoir vues, ils ne pouvaient pas se regarder, car ils auraient fondu en larmes tant la vue de nos corps était difficile pour eux. Il faut dire que nous ne pesions que 30 kilos, étions habillées comme des pauvres, nous n'avions toujours pas eu de premiers soins…. Nous ne sommes pas rentrées dans nos costumes de bagnardes, mais avions reçu des vêtements qui avaient été récupérés sur les corps des juifs à Auschwitz… ou d'autres camps!
Le 10 avril, ce fût l'arrivée le soir à Genève avec Monsieur Burckhardt président du CICR sur les quais et Xavier de Gaulle. On est reparties à 22 heures 30 pour Annemasse, via Bellegarde où nous sommes arrivées autour de 1 heure du matin! Il y avait foule sur les quais… fanfare et pompiers! On est restées une journée pour se reposer. Le 13 avril, on est reparties par Annecy, puis Grenoble pour arriver à Paris le 14 avril 1945. Celles et ceux qui ont observé le général de Gaulle voyant ces femmes ont vu rouler quelques larmes! Et nous étions soi-disant les plus en forme!
Deux jours plus tard à l'hôtel Lutetia, j'ai osé téléphoner à mon frère… Il y avait eu de sévères bombardements à Angers, près de la gare, là où nous vivions, et je pensais que mes parents étaient morts. Tremblante, j'ai appelé le collège où mon frère travaillait et j'ai demandé si l'Abbé Peaudeau était là. On m'a répondu: «Oui, voulez-vous lui parler?» J'étais folle de joie… mon frère était mon aîné de six ans et nous étions très proches. Il avait proposé aux nazis de prendre ma place dans la prison, mais ils n'ont pas accepté!
L'émotion était à son comble. Il était terriblement surpris. De leur côté, lui et mes parents pensaient ne jamais me revoir, et comme ma mère ne voulait pas manger sachant que sa fille ne mangeait pas… la situation était difficile! Mais il m'a rassurée: si la maison avait été complètement détruite, il avait rencontré, à la suite du bombardement, notre mère «en cheveux» (ce qui était tout à fait inhabituel) et le chat sur l'épaule de notre père… même le chat avait survécu!
À mon retour à Angers, j'ai été soignée mais je ne voyais pas beaucoup d'amélioration de mon état. Alors pendant l'été, Geneviève de Gaulle, qui avait été déportée dans le même convoi que moi et qui était devenue une amie, me propose un séjour de convalescence en Suisse. J'accepte malgré la peine de mes parents, qui, m'ayant retrouvée après avoir longtemps pensé ne jamais me revoir, étaient tristes de me voir repartir, tout en comprenant que c'était pour ma santé.
Je suis arrivée au chalet la Gumfluh à Château-d'Oex en septembre 1945, où je suis restée trois mois et où j'ai fait la connaissance de mon futur mari, qui était genevois. Et c'est ainsi que j'ai fait ma vie à Genève.
Noëlla Rouget-Peaudeau, 27240, Ravensbrück
D'autres articles du dossier "Après l'enfer des camps, l'accueil de revenantes en Suisse romande" publié par Passé simple no 6, juin 2015:
- Brigitte Exchaquet-Monnier et Éric Monnier, "Des rescapées fançaises retrouvent le goût de la vie en Suisse romande"
- Brigitte Exchaquet-Monnier et Éric Monnier, "La géographie du rétablissement"
© Passé simple. Mensuel romand d'histoire et d'archéologie /www.passesimple.ch
On ne peut lire ce témoignage sans avoir le coeur étreint par la tristesse et le désespoir de penser que rien ne change... Bravo à ces habitantes de Suisse qui ont fait leur devoir.
Merci pour votre commentaire. On attribue à Marx la phrase "l'histoire ne se répète pas, elle bégaie". On ne peut en effet qu'être inquiet du retour en Europe des barbelés au long des frontières ainsi que de la montée des extrêmes droites. Mais en même temps, aujourd'hui comme hier, et malgré la frilosité des autorités, des solidarités se manifestent, des familles accueillent des réfugiés, des gens font leur devoir, comme vous le dites. Le 15 juin prochain, une plaque commémorative en hommage aux anciennes déportées accueillies en Suisse romande et aux personnes qui les ont accueillies sera dévoilée devant le chalet La Gumfluh à Château-d'Oex.