La géographie du rétablissement
Le réseau de soutien aux déportées a déniché des maisons d'accueil en Suisse romande. Ces établissements ont abrité des survivantes anonymes, comme quelques grandes figures.
À Crassier, le Chalet-des-Bois, prêté par Renée Voluter-de-Loriol, ouvre ses portes le 28 juillet 1945, pour les fermer en octobre de la même année. Il va accueillir 25 femmes, dont certaines vont poursuivre leur séjour dans d'autres lieux. La maison est tenue par Jenny Piot-Fiaux (sœur de la peintre Lélo Fiaux), qui continuera son action à Villars.
Parmi celles qui séjournent à Crassier, nous voulons mettre en évidence quelques figures marquantes**.** Thérèse Rigaud fut agent de liaison du Colonel Gilles, alias Joseph Epstein, juif, polonais, communiste et membre du groupe rassemblé sur la fameuse Affiche rouge. Arrêtée en novembre 1943, elle est déportée en mars à Ravensbrück. Elle est sans doute la dernière à avoir vu Missak Manouchian vivant, avant qu'il ne soit, lui-même, fusillé en février 1944 au Mont-Valérien, avec les 23 «étrangers et nos frères pourtant», selon les célèbres mots du poème d'Aragon. Gisèle Guillemot, elle aussi communiste, fut arrêtée en avril 1943. À l'issue d'une parodie de procès, elle est condamnée à mort, ainsi que plusieurs membres de son réseau. Alors que les hommes sont exécutés, sa peine est commuée et elle part dans un incroyable tour d'Allemagne carcéral, de prison en prison, avant d'aboutir à Ravensbrück en septembre 1944, pour achever son périple à Mauthausen. A l'automne 1945, elle quittera le Chalet-des-Bois pour rentrer à Paris, «fringuée de neuf» comme elle nous le confiera. Léa Feldblum, quant à elle, était juive, éducatrice d'enfants à Izieu. Elle est la seule survivante de cette terrible rafle organisée par Klaus Barbie le 6 avril 1944.
À Nyon, le banquier Alfred Gonet prête sa magnifique Villa-du-Port pour une douzaine de pensionnaires du 17 août au 29 novembre 1945. La plus célèbre d'entre elles est certainement la future ministre française Simone Veil-Jacob. Elle gardera un souvenir très sombre de son séjour, comme elle le relate dans son autobiographie Une vie. Au-delà des maladresses qu'elle dénonce et qui ont pu exister, Simone Veil ressentira toujours douloureusement une hiérarchie parmi les déportées, entre celles qui avaient été résistantes et donc des héroïnes (même si elles étaient peut-être considérées comme moins héroïques que les résistants hommes) et celles qui avaient été déportées parce qu'elles étaient juives ou tsiganes. La maison est tenue par Mania Lampel-Tynianow, hongroise d'origine lituanienne, elle-même juive, qui avait réussi à se réfugier en Suisse avec toute sa famille pendant la guerre.
À Montana, deux maisons, Mont-Paisible, puis Astoria*,* accueillent successivement les femmes les plus gravement tuberculeuses. Ce sera aussi le lieu qui restera ouvert le plus longtemps, soit jusqu'à la mi-mars 1947. La durée des séjours y sera généralement plus longue qu'ailleurs et, par conséquent, les souvenirs de celles que nous avons retrouvées sont plus prégnants.
Montana, terrasse du Mont-Paisible, été 1945. Debout de gauche à droite devant les sœurs : Geneviève de Gaulle, Francine Bonnet, puis avec un col blanc Denise Morin. Au premier rang, assise à droite Françoise Zavadil. Archives Françoise Robin-Zavadil.
Le tremblement de terre du 26 janvier 1946 reste en particulier dans les mémoires de chacune, avec la course vers les chalets en bois, plus souples que les maisons en dur, les verres de blanc et la viande séchée comme réconfort, les nombreuses et agaçantes répliques des mois suivants… Un autre événement marquera ces séjours, c'est le mariage de Denise Pons-Morin. Louis, son fiancé qui avait été résistant dans la même «affaire», et qui avait été déporté avec le père de Denise qui ne reviendra pas, était arrivé à Montana pour se soigner lui aussi et cela grâce à une intervention du Don suisse.
Parmi les pensionnaires de Montana, on peut mentionner Françoise Robin-Zavadil qui formait un trio d'amies avec Denise et Francine Caillou-Bonnet. Cette dernière qui dut, comme Françoise, rester très longtemps alitée, passa son bac et entreprit des études de médecine par correspondance à Montana. Quant à Françoise, que nous avons retrouvée à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines), elle a été pour nous d'une grande aide dans notre recherche, en nous fournissant en particulier de très nombreuses photos de son séjour. De son côté, Ida Grinspan-Fensterzab, qui nous a également beaucoup aidés, garde d'excellents souvenirs de Montana, mais aussi du Mont-sur-Lausanne où elle se rendra dès le printemps 1946. Ida est juive, déportée comme Simone Veil de ce seul fait, mais qui, découvrant ces grandes résistantes, s'identifiera à elles en arborant fièrement une petite Croix-de-Lorraine à son cou. Elle avait été arrêtée à l'âge de 14 ans, par des gendarmes français, dans un village perdu des Deux-Sèvres, où ses parents avaient cru la mettre à l'abri. Rentrée miraculeusement d'Auschwitz, elle est aujourd'hui un infatigable témoin de la Shoah.
À Château-d'Oex, c'est le chalet La Gumfluh qui recevra, dès le 3 septembre 1945 et jusqu'à fin avril 1946, environ 80 femmes. Irène Gander-Dubuis en sera la responsable. Et c'est grâce à elle que nous avons entrepris cette recherche, lorsqu'elle a sorti d'un tiroir une archive bouleversante, soit un livre d'or extraordinaire, qui s'ouvre sur un message signé par Geneviève de Gaulle. Irène était au service des parents de la co-auteure du présent article, et ces derniers l'avaient libérée pour cette tâche d'accueil. Eux-mêmes y étaient également impliqués, lui Jean-Philibert Exchaquet comme médecin, elle Geneviève Exchaquet-Leenhardt comme «la créatrice du Home de résurrection» selon un article du Journal de Château-d'Oex écrit par les déportées. En janvier, à la Gumfluh, on reçoit une visite particulière: celle de Pierre Blanchar et Michèle Morgan, venus pour tourner dans le film La Symphonie pastorale. C'est ici que Noëlla Rouget-Peaudeau séjournera pendant trois mois.
Napperon (53x30cm) brodé portant plus de 40 prénoms de déportées qui ont séjourné à la Gumfluh à Château-d'Oex. Archives Irène Gander-Dubuis.
À Villars-sur-Ollon, le chalet Rosemont ouvre ses portes en octobre 1945 et les ferme en septembre 1946. La maison est principalement tenue par Jenny Piot, qui avait emmené avec elle quelques pensionnaires de Crassier. L'une d'elles avec laquelle elle conservera des liens étroits par la suite est Paule de Schoulepnikoff-Gouber. A la fin de 1941, cette dernière était entrée dans le réseau Pat O'Leary, une des principales filières d'exfiltration vers l'Angleterre d'aviateurs alliés. Paule hébergera nombre de ces aviateurs dans un appartement qu'elle occupe à Paris. En 1943, le réseau fut démantelé après avoir été infiltré par un traître, Roger Le Neveu, lui-même embauché par un Suisse au service de la Gestapo, William Gueydan de Roussel. En novembre 1943, Paule est arrêtée avant d'être déportée le 31 janvier 1944 à Ravensbrück. Elle sera envoyée dans le Kommando annexe de Hanovre avant de devoir entreprendre une marche de la mort jusqu'à Bergen Belsen, où elle sera libérée en avril 1945. A l'automne 1945, elle rencontre à Villars Michel de Schoulepnikoff, qu'elle épouse en avril 1946. Une seule année s'est écoulée entre l'horreur de Bergen Belsen et cette promesse de vie.
A Villars, les convalescentes prennent le soleil. Archives François Piot.
Au Mont-sur-Lausanne, la pension Hortensia, une grande bâtisse du Grand-Mont qui peut accueillir environ 35 femmes, fonctionne du 15 novembre 1945 au 1er juin 1946. A quelques pas d'Hortensia, l'école du village offre un havre dans lequel les déportées peuvent débarquer jour et nuit pour se confier à l'instituteur Joseph Ziegenhagen et sa femme Lola. Tous deux faisaient partie du POP vaudois. Ils «auraient donné leur chemise» pour leurs hôtes comme le dira Manou Kellerer-Bernit.
Il faut citer le séjour de Charlotte Delbo. Elle avait été secrétaire de Louis Jouvet, puis s'était engagée dans la Résistance aux côtés de son mari Georges Dudach, qui sera fusillé. Elle-même sera déportée à Auschwitz en 1943, dans «le convoi du 24 janvier» (qui deviendra le titre d'un de ses ouvrages) aux côtés de 230 femmes dont Danielle Casanova et Marie-Claude Vaillant-Couturier. A ce jour, personne ne sait pour quelle raison ce convoi a abouti à Auschwitz plutôt qu'à Ravensbrück. Mais seules 49 d'entre elles en reviendront vivantes. Charlotte Delbo est ainsi un témoin essentiel de la déportation, tant de celle des juifs que de celle des résistants. Elle va publier dès 1965 sa fameuse trilogie sur Auschwitz. Mais ce qui est remarquable, c'est que ce travail d'écriture commence précisément lors de son séjour au Mont, et que la presse suisse (en particulier le mensuel Annabelle) va publier sous forme de nouvelles plusieurs textes qu'on retrouvera plus tard dans ses livres. Nous voulons aussi évoquer la présence au Mont d'une résistante toulousaine, Yvonne Curvale-Calvayrac, qui a la particularité de venir avec deux de ses enfants, Yves, douze ans et Paule, six ans, accueillis dans des familles vaudoises.
Enfin, La Maisonnette aux Avants-sur-Montreux, la Villa Saint-François à Fribourg, et les sœurs protestantes de la Communauté de Grandchamp au bord du lac de Neuchâtel accueilleront aussi d'anciennes déportées.
Brigitte Exchaquet-Monnier et Éric Monnier
Geneviève de Gaulle au premier plan et quelques compagnes à Grandchamp, automne 1945. Archives Isabelle Gaggini-Anthonioz.
Manou de face et Odette Peyrot, à Lausanne en 1946. Archives Manou Kellerer-Bernit
D'autres articles du dossier "Après l'enfer des camps, l'accueil de revenantes en Suisse romande" publié par Passé simple no 6, juin 2015:
- Brigitte Exchaquet-Monnier et Éric Monnier, "Des rescapées fançaises retrouvent le goût de la vie en Suisse romande"
- Noëlla Rouget-Peaudeau, "Le chemin du retour de Ravensbrück"
© Passé simple. Mensuel romand d'histoire et d'archéologie / www.passesimple.ch
Merci pour ces articles !
Excellent article ! Votre revue est vraiment intéressante.