Anne-Marie Garat : «La photo de famille, c’est le talisman du visible.»
«Le livre des photos familiales est un vrai livre, dont les pages d'images, même éparses, se feuillettent comme un roman. Roman des origines, chroniques, récit de vie, autobiographie, légende, tout ensemble», écrit Anne-Marie Garat dans son ouvrage Photos de familles, un roman de l'album, publié en 1994 et qui fait l'objet d'une réédition chez Actes Sud. L'auteure mêle une réflexion poétique ; souvenirs personnelles et considérations historiques sur la place de la photo de famille dans notre univers surexposé aux images et ouvert, dorénavant, à la dimension du numérique ; vies fragmentées sur tirage papier ou en millions de pixels ; regard de l'écrivain sur la mémoire et l'oubli, sur la puissance de la filiation et de l'identité… Photos de familles, un roman de l'album se confronte à ces questions essentielles, sans oublier la dimension d'une écriture délicate, tout en précision sensible dans l'analyse des images anonymes qui illustrent l'ouvrage. Etablie à Paris, Anne-Marie Garat est membre du jury du Prix notrehistoire.ch. Elle est notre première invitée à des interviews sur le thème des archives audiovisuelles.
notrehistoire.ch : Vous écrivez que la photo de famille est «le grand oubli de l'inventaire des lieux de mémoires». Ne bénéficie-t-elle pas actuellement d'une plus grande attention ?
Anne-Marie Garat. Je considère qu'il y a en effet un malentendu sur la photo de famille. Largement utilisée, elle est pourtant peu valorisée. Face à la photographie d'art, elle pose de nombreuses questions, notamment sur la façon de la mettre en valeur et de l'exposer par exemple. La nature de photo de famille, c'est d'être commune et populaire. Elle est de ce fait la grande oubliée de l'histoire de la photographie. Mais cela est en train de changer. Des historiens commencent à la considérer comme une source digne d'intérêt.
Depuis quand nourrissez-vous cet intérêt pour les photos de famille ?
Depuis mon adolescence. C'est un moment dans la vie où l'on ressent le besoin d'échanger des photos. J'en avais prises dans l'album de mes parents pour les donner à mes amies, ça a peut-être commencé comme ça… puis l'occasion s'est présentée de m'interroger sur les photos de famille abandonnées aux puces. J'en achetais, au hasard de mes découvertes, sans pour autant le faire dans une démarche de collectionneuse. Ce n'est ni l'accumulation ni le classement que je cherchais. D'ailleurs, les photos que j'ai acquises de cette façon, je les conserve aujourd'hui encore dans une boîte en carton. C'est autre chose qui me poussait à les acquérir. Peut-être cette envie d'être confrontée en tant qu'écrivain à ce domaine de la photographie. Ces images anonymes m'ont provoquée, je voulais écrire sur elles. J'ai travaillé alors sur cet aspect des photos de famille et j'ai constaté qu'elles ont longtemps conservé une position mineure dans l'histoire de la photographie.
Quelle place donner à ces photos dans la mythologie familiale ? Vous écrivez que «la consultation de l'album est une cérémonie».
Nous prenons tous conscience de la mutation technologique que nous vivons. Cette transformation au quotidien nous impose une réflexion sur le temps, sur les traces que nous laissons. Le besoin d'empreinte d'une vie devient ainsi plus aigu. La photographie anonyme prend dès lors une valeur patrimoniale, elle n'est plus seulement le souvenir d'un moment passé. On se met à la regarder autrement. D'ailleurs un marché spécifique se crée, à l'instar de ce qu'a connu le domaine de la carte postale. Ce mouvement vers la photo anonyme a quelque chose de touchant et d'intéressant. C'est une prise de conscience commune sur un objet - la photographie sur tirage papier - qui est en voie de disparition. Car cette technologie évolue, si l'on pense simplement à la fin de l'argentique remplacé par le numérique.
Avancée technologique, certes, mais aussi valeur de ces vieux tirages papier. Comment expliquer ce lien que nous éprouvons, immanquablement, avec la photographie d'archives alors que nous sommes saturés d'images ?
Cela tient à la photographie elle-même. L'intérêt collectif comprend aisément que là c'est joué quelque chose d'intime qui est en fait la construction d'une histoire familiale, générationnelle. Cette histoire offre une représentation de soi à travers le temps. Ce qui est jeu est bien la recomposition familiale de chacun d'entre nous. D'autant que la famille traditionnelle a évolué. Son image et sa représentation aussi. La photographie devient ainsi un lien, un creuset de la famille. Elle aide à comprendre d'où nous venons, en dépit des mutations sociales profondes qui ont marqué le XXe siècle.
Ces photos en disent plus si nous leur prêtons un peu d'attention…
Oui, l'album de famille livre plus qu'une vision d'histoires personnelles. Il présente aussi, pour qui sait regarder, la mutation rurale, urbaine, l'environnement quotidien dans son évolution. Que l'on pense simplement à la disparition du cheval. La photo de famille, à l'instar des sujets eux-mêmes qui posent, s'inscrit dans un environnement local, un village, un quartier, une mode vestimentaire, toutes ces manifestations de la vie quotidienne qui subissent aussi l'empreinte du temps. La mémoire de famille est par conséquent ancrée dans une mémoire plus longue.
Vous menez aussi une intéressante réflexion sur l'image numérique.
Aujourd'hui, la photographie est devenue un jeu d'enfant. L'appareil produit toujours une image de qualité, tout se règle automatiquement, une pression suffit. Ce n'était pas le cas autrefois. Se faire photographier était un véritable rite. La photographie s'est maintenant affranchie des derniers scrupules. Mais avec la disparition du négatif, c'est toute la matérialité de la photographie qui s'en va. Le fichier numérique qui s'inscrit dans l'évolution technologique de l'image affirme aussi sa dématérialisation. La photographie existe dès lors de manière hypothétique. Nous prenons conscience que le support lui-même est menacé et cela pose la question de la conservation des documents, tant physiques que numériques. La promesse d'une mémoire exponentielle est en réalité éphémère par rapport à la photo ancienne sur papier qui semble garantir plus de pérennité.
Et demain?
Ce que nous appelons de manière simplifiée la civilisation de l'image remonte depuis longtemps comme un phénomène de masse. Nous avons acquis la maîtrise ou la conscience de ce que nous faisons. L'image est devenue un objet de réflexion, de méditation, une expression d'un temps incompressible. Ce temps de l'intelligence de la mémoire, nous ne pouvons en faire l'économie. Les jeunes eux-mêmes auront besoin de combler ce manque d'un capital temps dont ils doivent posséder la maîtrise. Cela implique de retrouver le goût d'une image désirée, une image qui nous regarde, qui nous concerne.
Vous êtes membre du jury du Prix notrehistoire. Un mot sur la troisième édition ?
J'ai vraiment été bluffée, je n'ai pas d'autre terme, par la qualité du travail qui a été présenté au jury. D'une manière générale, je trouve le projet de notrehistoire.ch pertinent et passionnant. Je suis avec beaucoup d'intérêt ce qui concerne ce domaine qui touche les archives du sensible.
Propos recueillis par Claude Zurcher
Lauréate du prix Femina pour son roman Aden (1992), Anne-Marie Garat a publié plusieurs romans, dont sa grande trilogie Dans la main du diable (2006), suivi de L'Enfant des ténèbres (2008) et Pense à demain (2010). Professeur de lettres et titulaire d'un DEA de cinéma, elle fut notamment chargée de mission auprès de Jack Lang pour l'enseignement en France du cinéma à l'école. Anne-Marie Garat a signé de nombreux articles relatifs à l'image dans des revues telles Trafic, La Recherche photographique, Les Cahiers du cinéma et des catalogues d'exposition. Son livre Photos de familles, un roman de l'album fait l'objet d'une réédition chez Actes Sud.
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