Hans Erni

© Monique Picard
Sylvie Bazzanella

Humaniste, peintre et homme de bonne volonté

Cet homme célèbre et riche à qui la vie semble n'avoir rien refusé, Hans Erni, peintre suisse mondialement connu, n'est pas tout à fait celui que l'on croit. Extraordinairement prolifique et doué dans pratiquement toutes les techniques artistiques, on le taxe souvent « facile », voire superficiel. Pourtant évidemment si l'on savait. Si l'on savait le nombre d'esquisses, d'exercices en quelque sorte, constants, de réflexions, de recherches, de remises en question qui ont précédé ces œuvres dans leurs motifs répétitifs…

Sa vitalité d'esprit et de corps, dément ses 70 ans. Pourtant, il a une hanche artificielle et les soucis quotidiens ne lui ont pas été épargnés au cours d'une vie qui n'a pas débuté dans l'aisance.

Hans Erni est le deuxième d'une famille de huit enfants. Son père était machiniste sur les bateaux de la Compagnie de navigation du lac des Quatre-Cantons. On imagine que la famille Erni ne roulait pas sur l'or, d'autant moins que la seconde Guerre mondiale fut la toile de fond des jeunes années des enfants.

Hans Erni se rappelle le temps où son père ramenait des horaires périmés pour pouvoir dessiner au dos, sur la seule feuille blanche, parce qu'on ne pouvait pas acheter de papier. Car le premier maître de dessin d'Erni fut ce père dont il garde encore des animaux en bois sculptés et montés ingénieusement pour amuser les enfants. Une enfance pauvre en biens matériels, mais riche en tendresse, en attention. Il n'est évidemment pas question pour le jeune homme sortant de l'Ecole primaire de faire des études. D'ailleurs, il a été un piètre élève : fort en chant, en dessin et en gym et pratiquement nul pour tout le reste. Il entre en apprentissage dans un bureau de topographie, puis un an plus tard, chez un architecte, Friederich Felder. Un humaniste, ce maître d'apprentissage qui lui parle littérature, lui fait découvrir Kandinsky et Gobineau, lui inculque la perspective au lieu de le faire sécher à tirer les plans des autres. Il en gardera cependant plus que des notions d'architecture, puisque c'est lui-même qui a dessiné sa maison actuelle, remarquable synthèse du beau et de l'utile.

Il passe quelques mois à l'Ecole des arts décoratifs de Lucerne, où, là aussi, ses professeurs, devant ses dons évidents, lui donnent sa chance en lui faisant peindre une fresque. La première qui sera suivie de bien d'autres dont un certain nombre en Suisse romande. Entre parenthèses, Hans Erni est le Suisse alémanique le plus populaire en Romandie où, en plus des ouvrages bibliophiles qu'il a illustrés pour Gonin, on compte une quinzaine de réalisations commandées par des firmes diverses.

En 1928, il fait ce que tout Suisse doué fait : il « monte » à Paris. Il étudie trois mois à l'Académie Julian, y gagne le premier prix d'un concours. Ce qui flatte un peu et le réjouit beaucoup, car il vit très chichement et ce « prix » va améliorer l'ordinaire. Croit-il… On ne paie pas un Suisse, pensent les parisiens, ils sont tous riches. Et le premier prix reste purement honorifique.

Militant, mais réaliste et dans le temps

Un an plus tard, Erni part pour l'Allemagne, pour Berlin. Il va y apprendre beaucoup de choses : ce métier, précis, sûr, qui marque toutes ses œuvres, à la « Staatliche Akademie » ; l'air du temps dans le quartier infâme de neukölln où il loge, vivant quotidiennement les affrontements entre communistes et nazis ; les connaissances générales en suivant les cours du soir de l'Université populaire ; Adler, Wölflin. Et y perdre le goût des illusions romantiques pour découvrir le poids de la réalité.

Le jeune lucernois poète est devenu un homme. Un homme qui ne cessera, sa vie durant, de tenter la synthèse entre l'abstraction et la réalité. Tour à tour, il va découvrir la philosophie, la mythologie grecque, les humanistes, la science.

Toute son œuvre est comme le jalonnement de cette incessante découverte des interférences de l'esprit humain sur le monde. De la mythologie, à laquelle l'helléniste vaudois André Bonnard l'a intimement initié, à l'évolution technique et scientifique. Erni a constamment remis en cause son idée de l'homme. Entre les années militantes où ses affiches luttaient contre la bombe atomique - en 1954, son affiche « Non à la guerre atomique », un crâne humain sur lequel plane le champignon d'Hiroshima, fut interdite pendant les négociations pour une solution à Dien Bien Phu, jusqu'à ce que John Foster Dulles quitte la Suisse - le désarmement ou le droit de vote pour les femmes (1946 !) et, aujourd'hui, il y a tout un monde de « compromis » intelligent.

Hans Erni s'explique : « Je n'ai pas renié mes idéaux d'un millimètre. J'ai vu où nous allions et j'ai tenté de le dire. En 1961, « Sauvez les eaux » ; en 1964, « La Suisse de demain sans armes atomiques », toute une série de peintures, fresques, tapisseries démontrant l'importance vitale pour l'homme et le monde des connaissances scientifiques, la responsabilité de l'homme par rapport au monde où il vit et face à son prochain, c'est cela que je tente d'exprimer ».

A travers ces propos, on sent la somme d'échanges d'idées que Hans Erni a eue avec des scientifiques, des philosophes et des artistes de notre temps. Une somme qui l'a mené à la ligne conductrice de cette « Fondation Erni » qui sera inaugurée en septembre de cette année ; entre le musée et le « forum » au sens romain, le lieu d'échanges et de rencontres, un témoin de notre époque vue par Hans Erni. « Au rez-de-chaussée, on pourra regarder et acheter si l'on veut, des livres, des lithographies, des affiches. Au premier étage, il y aura toutes mes œuvres non vendues, dont beaucoup inconnues. Mais l'important est le second étage : un vaste auditorium ouvert à quelque courant de pensée ou de création que ce soit et, derrière, un espace d'exposition. C'est là que l'on pourra se rencontrer, échanger des idées, construire. La Ville de Lucerne a offert à la Fondation le terrain pour ce bâtiment, près du Musée des transports. Au lieu d'être un « musée-ghetto culturel », on y entrera gratuitement, par curiosité, opportunité ou intérêt, mais on y entrera sûrement. »

La vie est la seule chose qui compte

Hans Erni est réaliste. Ses trois enfants n'hériteront pas de ses œuvres, mais leur avenir matériel est assuré. Lui qui a fait de la lithographie un « produit de consommation » prend l'accusation sans grincer des dents. On a dit tant de choses fausses à son propos. Lorsqu'il sortit dans sa bonne ville catholique et conservatrice de Lucerne l'affiche « Sauvez des eaux », des gens bien intentionnés placardèrent sur la tête de mort inscrite dans un verre : « Qu'Erni montre ça à Moscou. »

Pour la vie, surtout. Il y a quelques années, croyant que l'homme œuvrait pour une vie meilleure, aujourd'hui essayant de crier « halte » au même homme qui ne voit qu'il met la vie en danger. Et la vie c'est le grand thème d'Erni.

A 70 ans, infatigable, il ne se laisse pas distraire de son obsession : dessiner, peindre, sculpter ce qu'il voit, ce qu'il sait, ce qu'il sent. Facile l'œuvre d'Erni ? Tant mieux, somme toute. C'est aussi un art que d'exprimer simplement des choses très complexes.

Monique Picard

© Article extrait de : Le Nouvel Illustré - No 18, 2 mai 1979

Avec le gracieux accord du Magazine L'illustré.

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Sylvie Bazzanella
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26 août 2011
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