Le Bois des Ages - Prangins- conte

10 mars 2013
prangins
moi-même
Martine Grangier

Autrefois, on se servait parfois du bois comme monnaie d'échange. Ainsi, dans ce bon village de Prangins, on avait coutume d'aider les vieux et les vieilles en leur fournissant du bois pour se chauffer. Pour cela, la commune allait prélever dans une des belles forêts de son territoire, les fagots nécessaires à cette distribution. Cette forêt avait ainsi en quelque sorte une vocation d'aide sociale, une sorte d'A.V.S. de l'ancien temps. C'est pourquoi on l'appelait le bois des « âgés », devenu au fil du temps ; le bois des âges

Aujourd'hui, de cette forêt, il ne reste qu'un charmant petit bois, qui fait le délice des promeneurs solitaires, des joggeurs infatigables, des chiens accompagnés de leurs maîtres, des enfants chahuteurs en veine d'exploration ou bien encore d'amoureux en quête d'intimité romantique. On en a vite fait le tour, et pourtant, il y a toujours quelque chose à découvrir au détour du petit sentier facétieux qui le parcourt.

Ce matin, il est très tôt. L'air est assez piquant avec une petite bise « frisquelette ». Les champs gelés scintillent sous une fine couche de givre et le bois, noir, immobile, se détache comme une chevelure hirsute sous le ciel pâle de ce 1er janvier 2013.

Bien emmitouflée dans ma veste polaire, les pieds chaudement bottés, je marche d'un pas vif en lisière du bois, J'ai quitté ma couette douillette, fermé doucement la porte de la maison où tout le monde dort encore. La fête a duré tard dans la nuit. On a célébré une Saint Sylvestre mémorable puisque le monde entier a tressailli à l'idée d'une fin du monde en décembre… ! Avec ma famille et mes amis, nous avons simplement bu à l'amitié et à l'avenir, d'un jour qui ne nous semblait pas tellement différent de la veille. Nous n'avons même pas pris la peine de formuler « de fermes résolutions » ni même « refait le monde » à l'aube de nouvelle année.

Moi, ce matin, j'ai simplement envie de prendre l'air et pour cela, je me suis dirigée tout naturellement vers ce lieu de promenade si tranquille, certaine de ne rencontrer, à cette heure-ci, pratiquement personne. Tout est calme, et je suis du regard, une corneille qui tournoie juste en dessus de moi. Elle semble se moquer de mon nez rougi par le froid ! Je pénètre dans le bois, empruntant le sentier, juste là, au détour de cette vieille souche pourrie à l'odeur humide. Quelques buissons de buis, donnent un aspect verdoyant, vite absorbé par les tons sombres des arbres nus. Racines tordues, lianes velues et tourmentées, jalonnent un chemin rendu glissant par des feuilles pourrissantes. J'aime humer cette odeur de la forêt. Brute et primitive. Cela me donne le sentiment de me fondre tout entière dans cette nature et j'aime à laisser traîner mes doigts le long des troncs rugueux à l'écorce moussue qui m'incorpore et m'absorbe, je deviens élément, je suis sylvestre. Je goûte à cette solitude à peine troublée par un craquement diffus, un envol furtif. L'air est si pur et si dense que j'ai presque de la peine à voir avec netteté les paysages multiples qui m'entourent et qui m'entraînent…

Au milieu du bois des âges, se trouve une énorme pierre, sorte de monolithe, posé là en travers du sentier. Je m'y arrête, promenant mes doigts engourdis (j'ai évidemment oublié de prendre des gants !) Sur la surface lisse et froide. Et je respire, pleinement, en fermant les yeux. Je ressens alors une onde de bien-être, une chaleur insolite et la sensation étrange d'une présence à mes côtés. J'ouvre les paupières et mon regard s'écarquille de surprise en découvrant, juste là, assis sur la pierre, les contours flous d'une silhouette. Silhouette d'un personnage digne d'un conte breton. Un genre de « kerouen » à la sauce pranginoise… ! ! Et pourtant, je ne délire pas, je n'ai pratiquement pas bu de champagne hier au soir… Ma stupéfaction augmente encore en voyant, maintenant, un vénérable vieillard prendre une forme tout ce qu'il y a de plus humaine sous mes yeux de plus en plus ébahis !
« -Ne crains rien, » me semble-t-il entendre comme un murmure.
« -Vous êtes….quoi au juste ? ? ? ? ? »

C'est tout ce que j'arrive à articuler dans ma surprise.
« -Je vais te l'expliquer. C'est très simple, me dit le vieillard en glissant en bas du rocher.
Je me sens une géante à côté d'un personnage si insolite, enroulé dans une grande houppelande et qui m'arrive à peine à la taille. Et pourtant, je le sens immensément « grand ». Ses yeux sombres pétillent d'intelligence et une barbe imposante lui mange le bas du visage. Je ne souffle mot. Dans mon esprit, mon vocabulaire s'est liquéfié ! Alors j'attends, mais, en effet, je suis sans crainte.

« -Je suis Merlin, certain me nomme l'enchanteur, le magicien, mi-dieu, mi-démon. C'est selon. Qu'importe d'ailleurs ? Je suis ici à un rendez-vous magique qui a lieu tous les mille ans à cet endroit précis. Tu te trouve tout à fait par hasard, crois-tu, en cet endroit choisi depuis la nuit des temps. J'ai pour mission de rencontrer un être vivant, de le contacter et de l'enseigner.
« -Oh!, vous devez faire erreur sur la personne, je ne suis qu'une simple mère de famille, sans histoire et sans imagination, sans importance, vraiment, vous devriez chercher quelqu'un de…. »
« -Cesse ! ! Et n'aie pas peur, tu ne vas pas devenir la dépositaire d'un secret qui va bouleverser l'humanité ! ! Je veux simplement m'entretenir avec toi, de ta vie de mère de famille, de ton histoire et de partager ton imaginaire. Je n'ai pas besoin de trouver quelqu'un d'important comme tu le crois, au contraire ; les gens importants, je sais déjà tout d'eux et je sais déjà tout ce qu'ils ne peuvent plus m'apporter. Vois-tu, tu n'es pas du tout là par hasard ; tes pas t'ont conduite jusqu'ici parce que ta vie de mère de famille comme tu dis est justement l'objet de ma quête. Si tu veux le savoir, à mon dernier passage ici, ce minuscule petit bois était alors une immense forêt peuplée d'animaux étranges et redoutables. Il y avait aussi des êtres humains, qui luttaient pour leur survie. Il y avait là un jeune garçon, qui chassait, loin des siens, Il faisait alors un hiver beaucoup plus rigoureux que ceux que tu n'as jamais connu, et cet adolescent de l'an mille te ressemblait étrangement. Comme te ressembleras aussi à celui ou celle que je rencontrerais dans de lointains siècles à ce même endroit. Et je vais te dire pourquoi, tous les êtres se ressemblent à travers les âges et pourquoi, moi le vieux Merlin, je les rencontre dans le petit bois des âges…

Nous nous sommes assis au pied de la pierre et je n'ai même pas été surprise de ne ressentir ni le froid, ni l'humidité. Et j'ai écouté, écouté, l'enseignement du magicien. Il me parlait d'une voix douce et bienveillante, chacun de ses mots étaient d'une parfaite clarté à mon esprit. A mon tour, je lui ai raconté ma vie, mes rêves, mes chagrins et mes espoirs. Je lui ai dit ma détresse face au malheur du monde, essayé de lui expliquer, comment je pouvais aimer le soleil alors que la nuit baignait la moitié de l'humanité, je lui ai parlé de l'amitié, de l'amour, de la souffrance…. Longtemps, longtemps, nous sommes restés blottis au pied de la vieille pierre.

Puis, doucement, le très vieil homme s'est relevé.
« -Tu dois rentrer chez toi à présent. Moi, j'ai d'autres tâches ailleurs. Lorsque tu seras sortie du bois des âges, tu auras oublié notre rencontre, mais dans ton cœur, tu sauras que cet endroit est un lieu magique parce que depuis tant de temps, les arbres de cette forêt ont réchauffés de vieux cœurs. Le bois des âges, ne l'oublie pas avait une fonction bien déterminée. Aujourd'hui, presque tout le monde l'a oublié, mais si on ne distribue plus guère de bûches dans les foyers des vieilles personnes, chaque fois que tu viendras te promener ici, tu ressentiras ce que je t'ai enseigné et tu pourras ainsi, prolonger le lien entre les arbres, les vieux et les jeunes. Et tu sauras que quoi qu'il advienne dans le monde des hommes ; La nature, les arbres, la vie ne seront pas changés à cause d'une date, ou d'un changement de siècle, ni de quelques prédictions lointaines. La terre que tu foules, la pierre que tu lisses et l'arbre que tu effleures te pourvoiront de solides racines. Et ces racines, tu aimeras en doter tes proches, ceux que tu aimes. C'est cela l'espoir du bois des âges….

Au moment où je voulais lui poser encore tant de questions, je me suis retrouvée seule, le dos à la pierre. L'air était plus froid et le bois m'a soudain paru hostile. J'ai eu envie de rentrer tout de suite.
J'ai repris le sentier avec la sensation étrange d'avoir fait un songe tout en sachant être parfaitement éveillée et consciente. A l'orée du bois, j'ai distraitement cassé un rameau de buis bien vert et bien brillant. J'ai repris le chemin de ma maison. Je croyais avoir passé des heures et des heures dans la forêt. Mais non, il n'en était rien. Chez moi, tout le monde dormait encore. J'avais froid, j'ai glissé le rameau de buis dans un verre d'eau et je suis allée rejoindre mon mari sous la couette bien chaude. Il m'a pris dans ses bras et je me suis endormie. Je me sentais bien, sans trop savoir pourquoi….

Martine Grangier -mars 2013

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10 mars 2013
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