L'étrangère
Photo parue dans la brochure d’information de l’EPFL de 1974
29 janvier 1975.
Une passagère, en provenance de Madrid, tend son passeport au douanier de l’aéroport de Cointrin. Le fonctionnaire feuillette le document. La ressortissante marocaine est née en 1954. Elle aura bientôt vingt et un ans. Taille 1,63 m, couleur des yeux noire, couleur des cheveux noire. Lieu de naissance, Casablanca. Il vérifie techniquement la conformité du document ; la dernière demande d’autorisation de résider en Suisse date du 10 octobre 1974 et n’est valable que deux mois. La jeune femme doit être refoulée. L’idée d’une surpopulation étrangère reste une préoccupation rampante en Suisse. Xénophobe ou non, il existe une méfiance de l’étranger qui est alimentée par une série d’initiatives connues du nom de son auteur, Monsieur « Schwartzenbach ». La dernière mise en votation populaire date du 28 novembre 1974, soit il y a tout juste deux mois. Bien qu’elles furent refusées, ces initiatives marquent la politique d'immigration. Si la jeune femme n’ignore pas cette réalité, elle ne la craint pas particulièrement. Elle est persuadée que le bon sens finit toujours par l’emporter et qu’elle a deux bonnes raisons d’entrer en Suisse.
Le 23 octobre 1970, elle obtient un « visa spécial » délivré par « l’office cantonal de Police des étrangers ». Motif : études à l’école polytechnique. C’est à la toute récente « École Polytechnique Fédérale de Lausanne » née de l’École Polytechnique Universitaire de Lausanne » que je fais sa connaissance. Dans les couloirs de l’école à l’avenue de Cour, elle est très remarquée, malgré elle. Son charme, qu’elle croit discret, attire tous les regards. La beauté insolante de ses seize ans frappe les imaginations les plus empotées. Un « conquistador » rompu à la conquête féminine l’invite dans son Alfa-Roméo rouge décapotable, avec champagne à bord. Elle esquive. Naïf, en parfaite méconnaissance des multiples propositions dont on lui fait l’honneur, je l’invite sur ma vieille Vespa que j’ai déguisée en coccinelle pour cacher les taches de rouille. Elle accepte. Peut-être ne me trouve-t-elle pas dangereux. Je lui propose de réviser un chapitre de calcul différentiel et intégral. Elle a un faible pour les maths, d’où son point fort pour l’algèbre et la géométrie. Elle ne tarde pas à remarquer mes graves lacunes dans ses matières préférées. Elle propose le plus aimablement du monde de m’aider. Nous passons de délicieux moments à nous promener le long de ravissantes paraboles, d’hyperboles, d’exponentielles, de fonctions réelles ou imaginaires. Elle enfile les variables dans les équations, comme des perles sur un collier. Son écriture ronde, à l’encre turquoise, dessine des arabesques que je juge subjectivement définitivement pertinentes. Je suis envouté par un parfum de muguet arrondi d’une note sucrée. Elle porte en toute innocence « Infini de « Caron ». Infini pour elle, ça ne s’invente pas! Enivré de sa présence, je me jette à cœur perdu dans l’étude de matières qui, auparavant, me semblaient rébarbatives et surtout fatigantes. Je traverse un océan de notions abstraites par vent arrière. Je découvre l’Amérique, emmené par un joli capitaine. Je suis tellement motivé qu’elle est persuadée que je vais réussir l’examen de maths. Je le pense aussi, à condition de se retrouver très régulièrement tous les deux en tête à tête. Encore adolescente, elle a déjà une aisance dans toutes les matières utiles aux ingénieurs. Son secret est d’une banalité déconcertante. Le résultat d’un effet strapontin. À trois ans, en avance sur son temps, elle entre à l’école dans son Maroc natal. Les classes sont peuplées d’élèves de plusieurs niveaux. Après une année, son aptitude est remarquée. On l’assoit sur un strapontin parmi les grands. Elle ne rejoindra plus les petits. De mon côté, j’essaie d’expliquer mon retard par mon premier choix. J’ai perdu du temps à étudier le latin et j’ai finalement renoncé à des études en histoire de l’art. Elle me comprend, quoiqu’elle avoue n’avoir pas détesté la logique grammaticale du grec et du latin.
Un soir d’été, je me joins à une bande d’étudiants assis autour d’un feu de camp sur une plage de Vidy. Elle est là. Elle me sourit. Je m’assieds à côté d’elle. Un Joran de beau temps caresse la plage. Des mouettes glissent en silence au-dessus de nous. Des rires fusent de toutes parts. On rit des dragueurs qui se sont fait éconduire par notre « mascotte ». Elle sourit un peu gênée. Un camarade dégaine un violon de son carquois. Le sourire aux lèvres, il égraine des notes en virgules, aussi légères que le clapotis des vaguelettes qui viennent mourir sur le sable. « Petite musique de nuit » de Wolfang Amadeus Mozart (1756-1791) précise-t-il. L’espace de quelques mesures, on l’écoute en silence, heureux de ce moment cocasse. Même les oiseaux se taisent. Le soir avance en douceur. Jean Rosset, majestueux, se couche derrière le Jura. Il tire à lui une couverture nuageuse éthérée. Juste avant d’éteindre la lumière, il embrase le ciel et met le feu au lac. Là, c’est un appel au meurtre, mais la « victime est si belle et le crime est si gai » aurait fredonné La Fontaine. Je la prends par la taille, je me penche vers elle. À ce moment, la Dent d’Oche se met à rougir. Je ne suis pas éconduit.
Octobre 1974, ma belle Marocaine a brillamment réussi son diplôme d’Ingénieure chimiste. L’autorisation de séjour s’éteint. La recharge n’est pas autorisée. Elle doit quitter la Suisse. Si nous voulons donner suite à notre aventure mathématico-romanesque, il n’y a qu’une solution : le mariage (forcé par l’administration fédérale). Cependant les « faiseurs de Suisses » surveillent. L’union ne doit pas servir à l’acquisition d’un droit de résidence. Plus tard, nous fournirons la preuve par quatre, que si le mariage est contraint, il n’en est pas moins légitime. En termes de chromosomes, la preuve se compose de six X et de deux Y (question subsidiaire à l’administration : combien de garçons et de filles ?).
S’il existe des barrières entre les états, il subsiste aussi un fossé entre les religions, les cultures, les races. Ça fait beaucoup de portes à franchir et de ponts à jeter au-dessus des tranchées. Le rabbin ne veut pas bénir notre mariage, même si je suis circoncis. Le petit bout en moins est bien un petit plus, mais très insuffisant. Le curé, lui, s’inquiète pour le baptème des enfants. Pourtant les parents de Jésus ne l’ont pas baptisé. Sa mère était juive et ils sont allés s’inscrire dans la commune d’origine de Monsieur. Ce que nous nous apprêtons à faire. Cela fait beaucoup de points communs. On ne va pas aller jusqu’au bœuf et à l’âne gris, là il y a sûrement des droits d’auteur. Concernant le catholicisme, je suis très au fait des dogmes de l’Eglise. J’ai fréquenté une école religieuse. Je sais que dans le « Boulenger » (référence en matière de droit canonique), il est bien précisé que le ministre du sacrement du mariage n’est pas le curé, mais ce sont les époux eux-mêmes. La seule condition à remplir est la présence des dits ministres lors de l’échange des consentements. Le contrat échangé par lettre, téléphone, télégramme, WhatsApp, ou Face Time n’est pas valable. Pour l’office d’état civil, c’est pareil. Les futurs époux doivent être présents et signer le registre.
La présence de ma belle marocaine, menacée de renvoi, est indispensable. Ce n’est pas un contre-temps administratif qui va mettre son grain de sable dans les rouages de sa destinée. Elle a plus d’un tour dans son sac, voire même trois cents. Il s’agit de trois cents faire-part de mariage qu’elle aligne sur le guéridon. Ces trois cents invitations posées sur la tablette du douanier attestent du sérieux de la nécessité de sa présence en Suisse. Pragmatique, le fonctionnaire lui propose de régulariser sa situation auprès de la police des étrangers, ou auprès de l’officier d’état civil, ce qui ne tardera pas.
Trois jours plus tard, le 31 janvier 1975, elle reçoit son diplôme d’Ingénieure chimiste des mains de Monsieur Maurice Cosandey, premier président de l’EPFL. 174 garçons et 3 filles sont célébrés avec ma belle étrangère à l’Aula de l’avenue de Cour. Un mois plus tard, c’est des mains du « pétabozon » de Pully qu’elle recoit un passeport à croix blanche.
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