Pater Aeneas

1963
Daniel Rupp

C’est une journée ordinaire de printemps ordinaire. Il ne fait plus froid comme en avril dernier, mais pas encore chaud. Le ciel est couvert, mais sans conviction. Le vent est régulier, mais indolent. Je suis un écolier ordinaire, pas vraiment cancre, mais carrément flegmatique. J’emprunte le chemin habituel qui longe le cimetière, parfaitement calme, au milieu duquel trône une pierre tombale, flanquée de drapeaux en marbre rose, celle du général Guisan. Sur la route principale, le trafic est clairsemé. A l’allure d’un promeneur solitaire, je mets un peu plus d’une demi-heure pour rejoindre le bâtiment scolaire, que mon parrain appelle ironiquement « ton Palace ». Ce « no mans land » me convient bien. La marche est un très bon alibi pour ne rien faire d’autre que de rêver. Au milieu de mes collègues ado, je suis si peu turbulent, que parfois je le regrette. Je suis trop paresseux pour affronter les ennuis de la dissidence. L’« à quoi bon » prend toujours le dessus. J’aspire à la paix corollaire de l’obéissance. En ce qui me concerne, le côté « Che Guevarra » reste une option théorique, inaccessible hors de la boîte crânienne. Bref, je suis le type de « tiède » cité dans l’Apocalypse 3, verset 16 « Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n'es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche ». J’ai l’impression d’être peut-être un vomi, mais, curieusement, je m’en fous. J’aimerais bien, par contre, connaître les mécanismes de l’histoire, qu’on nous enseigne à coups de questions à choix multiples. Quel est le moteur qui pousse certains à prendre le pouvoir, d’autres à créer, ou d’autres encore à s’enrichir, et, pour beaucoup, à rechercher la gloire, fût-elle éphémère ? Souvent je crois tenir une explication d’un philosophe, d’un artiste ou d’un curé de campagne, mais, précaire, elle s’évapore à la moindre contradiction. Je suis longuement le fil de ma pensée, qui finit par s’éparpiller, comme toujours. Le quotidien ronronne dans mon esprit. Je ne sais pas encore que cette journée va sortir de l’ordinaire et qu’elle va rester imprimée dans le lobe occipital, siège de l’imagerie mentale, aussi longtemps que la tête de Che Guevara avec son béret et son cigare.

J’entre en classe sans empressement, la dégaine de Gaston Lagaffe, mais sans l’originalité de ses cataclysmes. Les conversations vont bon train. Chacun a un exploit à partager, puis, au milieu de passionnantes révélations, sonnerie puis entrée en scène précipitée du dompteur, le chanoine François Roserens. Celui qui nous occupe a revêtu une blouse bleue de magasinier sur une soutane noire. L’œil sombre, il tient sous le bras une pile de cahiers, ouverts à la page de notre dernier forfait en latin. Découragé par vingt-sept cahiers, comme autant de gifles iconoclastes à la culture classique, les sourcils soulevés en forme de toiture au-dessus d’un regard torturé, il braille son désespoir. Nos copies regorgent de non-sens, de contre-sens, d’interprétations gratuites, de traductions bâclées. Il monte sur le pupitre et admoneste notre petite foule de potaches en serrant le poing. Le ton monte encore, quand il se demande bien pourquoi nos parents ne trouvent rien de mieux que de gaspiller leur argent pour notre éducation. Il ne doute, ni de notre intelligence, ni de notre « Je m’en foutisme », ce qui a pour conséquence de provoquer un tsunami dans ses tripes d’enseignant. Il vocifère, frustré par ces gosses de riches auxquels il est chargé d’inculquer des notions de latin, et qui passent leurs vacances à bronzer aux Baléares, à bouffer de la crème glacée sous les palmiers, sans autres préoccupations que de profiter de tout sans effort. Là, il exagère un peu. Moi, personnellement, je passe mes vacances à la Forclaz, au-dessus d’Aigle ; je suis ma famille de montagnards amateurs qui pratique la randonnée le long des champs de narcisses, et pique-nique sur les pentes du Pic Chaussy, avec cervelas et salade de pommes de terre. Question palmiers, je n’y ai eu droit, qu’une fois, au Tessin. Pour le gaspillage, cela me paraît plus à propos. Je sens que je perds du temps. Je me décourage devant l’ampleur des connaissances à acquérir pour une simple maturité. L’« à quoi bon » refait surface beaucoup trop souvent. Je m’étonne des difficultés, surtout en langues, mortes ou vivantes, elles me glissent entre les mots. Voilà que le mot « pater » ne se traduit plus par « père », mais par « vénérable ». Ainsi l’expression « Pater Aeneas » signifie évidemment le « vénérable Enée » et non pas le père d’Enée. J’aurais dû y penser. Le « père » François, chanoine du Grand Saint-Bernard, ne signifie pas qu’il est papa, mais qu’il est « vénérable ». De multiples fautes farcissent nos travaux. Le barème le plus compatissant ne laisse que des miettes dans le relevé de la note. A l’aune de son discours violent, je finis, bien sûr, par me sentir coupable de négligence, de désinvolture, de paresse, de lèse-latin, de pyromanie littéraire, d’obscurantisme, d’assassinat, de fossoyage de civilisation. Débordé par la colère, il descend de l’estrade qui lui sert de tribune. Transpercé par l’abrutissement de vingt-sept jeunes « analphabètes », il reprend la pile de cahiers dans la main droite. Il se baisse et, dans la position semi-accroupie, jambes écartées, il plante fermement les pieds au sol, pointe le bras gauche en direction du plafond, le bras droit en direction du sol. Il ouvre grand les naseaux, dilate ses poumons. L’air s’engoufre goulument par les orifices, accompagné d’un chuintement vengeur. Il bloque les écoutilles derrière la glotte et, dans la posture à mi-chemin entre celle du sumo japonais et du discobole athénien, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, il pivote le torse au-dessus de la taille. Le bras gauche descend en direction du sol et le bras droit monte en direction du plafond. Au moment de lâcher la montagne de cahiers, il ouvre les écoutilles et laisse s’échapper l’air comprimé de ses poumons. Un paquet de feuilles multiformes s’envole, projeté avec la puissance d’un verrin pneumatique. Quelques brochures, prises par des turbulences, se posent sur les premières tables, mais le gros du peloton continue sa course, passe au-dessus de nos têtes, caresse le plafond, avant de s’écraser sur le mur au fond de la classe, comme une escadrille d’avions japonais en opération Kamikase. C’est l’Apocalypse 3 verset 16. Notre bouillant chanoine nous vomit. Il espérait élever nos âmes et nos esprits à une altitude stratosphérique, alors que de sa rampe de lancement ecclésiastique, il n’a réussi qu’à envoyer une poignée de cahiers sur le mur du fond. Sa fureur est aussi palpable que nos palpitations. Philippe et Rudolf, désignés volontaires, récupèrent les épaves et les rendent aux propriétaires. Silence, torpeur, puis quelques rires étouffés trahissent une angoisse contenue. Le calme après la tempête n’est pas plus rassurant. Il reprend place sur la tribune et, comme Churchill à la chambre des communes en 1940, il nous promet « du labeur, de la sueur et des larmes».

Nous n’avons pas la motivation suffisante pour accéder au panthéon de la culture classique. Les tribulations de Jules César en Gaulle ou le mythe d’Ulysse, remixé par Virgile, ne nous transportent guère. Nous n’aspirons pas non plus aux destins de saints ou de héros qui finissent par encombrer de statues les églises et les places publiques. Notre élan est à l’image de nos paysages encadrés par la Venoge et le glacier des Diablerets, charmant et raisonnable. Chez nous, la Révolution se fait avec un R muet. Le coup de sang de notre « prédictateur » se diluera dans le quotidien, parce que, quelque part, nous ne sommes pas vaudois pour rien.

Le jour où ma petite fille amènera sa première mauvaise note à la maison, on se partagera les gaufres de sa grand-mère. Je lui raconterai le « coup du Père François ». Le cocasse s’envolera jusqu’au plafond et se brisera en éclats de rire contre la porte de sa chambre.

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Daniel Rupp
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31 août 2020
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