1889 En bateau à Vevey et souvenirs de la Fête

août, 1889
Bateau Evian-Vevey et Arène de Vevey
M. ERNEST CUAZ
Société Littéraire Historique et Archéologique de Lyon

SOUVENIRS DE LA FÊTE DES VIGNERONS DE VEVEY

_Par M. Ernest Cuaz_

Par une belle matinée du mois d'août 1889, une colonie de baigneurs d'Évian, dont je faisais partie, s'élançait joyeusement sur le bateau à vapeur l’Helvétie, qui cinglait vers Vevey où nous attirait la fête célèbre des Vignerons.

Le plaisir que nous escomptions d'avance fut d'abord quelque peu troublé par les péripéties de la traversée.

L'encombrement sur l’Helvétie était inouï, la circulation presque impossible. Tout cela n'était rien encore à côté de l'effroyable branle-bas qui se manifesta à bord au moment psychologique du déjeuner.

Rien n'aiguise l'appétit comme une excursion matinale sur le beau lac bleu, le Léman, par une splendide journée d'été.

Nous nous étions heureusement lestés avant notre départ, mais les trois quarts des passagers n'avaient pas pris cette sage précaution, et leurs appels déchirants et infructueux aux garçons de service retentissaient vainement de tous côtés. Ces scènes de désolation, qui nous rappelaient de loin les souffrances des naufrages de la Méduse, étaient accompagnées d'incidents burlesques qui, malgré notre pitié pour ces affamés, n'en suscitaient pas moins chez nous des rires contagieux.

Ainsi une grosse dame généreusement approvisionnée d'énormes tartines de beurre par son mari les avalait coup sur coup sans boire et réclamait d'urgence un liquide quelconque d'un garçon effaré, harcelé, affolé et qui en poussant le traditionnel Voilà-voilà, s'éclipsait sans rien lui offrir en grimpant l'escalier conduisant des cabines sur le pont. Pendant ce temps la grosse dame suffoquait, devenait cramoisie, s'aploplectisait, tandis que le malheureux mari courait çà et là en levant vers le ciel les bras avec un air désespéré. A cet instant le même garçon glissant toujours le long de la rampe de l'escalier, redescendait en courant et appliquait en pleine poitrine sur cet infortuné une théière brûlante qu'il ne s'attendait pas à recevoir ainsi. A quelques pas plus loin, un Monsieur échauffé courait pour saisir au passage un petit pain, en tenant son chapeau d'une main et de l'autre une tasse de café bouillant. Bousculé par le garçon il voit le pain lui échapper et par contre la tasse entière se répandre en fumant dans son chapeau d'où s'échappent bientôt d'inquiétantes vapeurs. Il y a des moments pénibles dans la vie ! mais bientôt la vigie signale Vevey, Vevey. A ce nom magique tous les cris s'arrêtent et chacun se précipite sur le pont pour jouir du coup d'oeil. Il s'opère alors sur l'Helvétie un mouvement de bascule ; DE VEVEY 27 la foule des voyageurs en se penchant du côté du rivage fait incliner le bateau avec une telle violence que la roue du côté opposé tourne en l'air et que des cris d'effroi se font entendre. Nous manquons sombrer en arrivant au port. Heureusement les passagers débarquent en courant, le bateau se relève petit à petit; tout vient à petit et l'équilibre se rétablit sur le pont comme dans nos esprits.

Nous nous élançons sur la place du marché de Vevey, grimpons les escaliers qui conduisent aux tribunes et nous voilà installés pour jouir d'un ravissant spectacle. Je ne veux pas ici après tant de récits retracer, toutes les phases de cette magnifique fête des Vignerons de Vevey. Je tiens à faire part seulement de quelques impressions, les plus vives que j'ai éprouvées.

Cette fête, souvenir évident des fêtes antiques, sommeilla pendant le moyen âge. Nous la voyons renaître au XVIII siècle, enfin c'est depuis le commencement du siècle qui s'achève qu'elle a brillé du plus vif éclat.

Tous les vingt-cinq ans cette petite ville de Vevey ne craint pas de se mettre en frais pour la célébrer dignement. Elle avait dépensé en 1865, 150'000 francs, somme largement couverte par les recettes. La fête de 1889 a été plus belle, plus riche encore et pour ma part je m'estime heureux d'avoir pu y assister.

A huit heures du matin, annoncée par des salves d'artillerie, arrivée dans l'enceinte de la place, de la troupe des Faucheurs et Faucheuses, dite Troupe de Palès. Après son char triomphal, s'avancent les vignerons couronnés avec l’abbé ou le chef de leur corporation, puis les gentilles Fauchieuses au costume bleu et blanc, le râteau sur l'épaule, le petit chapeau de paille blanc gracieusement incliné sur la tête. Les Bergers et les Bergères qui les suivent dansent un charmant ballet, réglé par les maîtres de ballet de l'Opéra de Paris et chantent en même temps ce vieux air naïf et simple du Devin du Village de J.-J. Rousseau :

Allons danser sous les ormeaux,
Animez-vous, jeunes fillettes,
Allons danser sous les ormeaux,
Galants, prenez vos chalumeaux.

On croirait pour un instant assister aux fêtes champêtres de Trianon, aux scènes de la Nouvelle Héloïse, et il nous semble voir dans les bosquets de Clarens errer l'ombre blanche de Julie poursuivie par Saint-Preux! Mais voici le char étincelant de Cérès, les moissonneurs, les moissonneuses, en costume rouge et or, la faucille à la main. Enfin apparaît la troupe de Bacchus : les vignerons, les effeuilleuses de la vigne, costume vert et blanc. Puis viennent les Faunes, les Bacchantes qui exécutent une danse des plus entraînantes et des plus caractérisées. Les bûcherons, les chasseurs, la noce de village et comme bouquet les vingt-deux cantons de la Suisse représentés chacun par un couple d'un beau jeune homme et d'une charmante jeune fille, revêtus exactement, fidèlement, des plus beaux et riches costumes de ces vingt-deux cantons, chantant, en dansant la fameuse Lautherbach, la valse de la Forêt-Noire. Un piquet imposant des Cent Suisses termine le cortège. Ces hommes superbes, avec leur toque et plume rouge, leurs costumes rouges, pourpoints tailladés, sur brille la croix blanche, la hallebarde sur l'épaule, sont splendides à voir.

Mais voici midi, l'heure de la fin de la fête ce jour-là. A ce moment, toutes les troupes débouchent en même temps par des portes triomphales et arrivent dans l'immense enceinte de la place. On chante en choeur général, l'Hymne à la Pairie, le canon tonne, les cloches de l'église Saint-Martin sonnent à toutes volées, tout le monde, acteurs, spectateurs, se découvrent et se lèvent. Chacun lève les bras vers les deux, invoque Dieu dans cet hymne solennel, en implorant son secours, ses bienfaits pour sa patrie, sa famille, son toit et son champ.

Et tout cela au bord de ce beau lac bleu, dans ce magnifique amphithéâtre des montagnes de Vevey, doré par les rayons du soleil, en face de la Dent du Midi, dont les glaciers brillants se perdent dans l'azur du ciel.

Non, tant que je vivrai, je n'oublierai jamais ce magnifique spectacle d'un peuple libre, heureux, remerciant de son bonheur celui qui dispose du sort des individus, comme de celui des nations. La fête est finie, on se rend à la cantine où pour une somme modérée, un simple mais confortable repas nous est servi. Les conversations s'animent, les verres se choquent. Je vois le grand prêtre de Bacchus fraternisant avec le capitaine des Cent Suisses et les vignerons savourant le petit vin blanc de la Côte avec les bergers des Alpes.

Ce qu'il y a d'admirable dans ces fêtes patriotiques, c'est l'entente, je dirai plus, l'union de toutes les classes

de la Société, due nous sommes loin de tout cela dans nos fêtes populaires chez nous. Là, les gens appartenant aux classes les plus élevées de la société se font un plaisir, un honneur de participer aux réjouissances de leur pays. Le fameux chant du Ranz des Vaches qui faisait déserter les soldats des cantons suisses sous le premier empire, quand ils l'entendaient, a été entonné sur la grande place de Vevey par le premier notaire de Fribourg, superbe dans son costume de berger des Alpes, et avec une voix claire et retentissante.

La blonde Cérès était une dame des plus aristocratiques des environs. En descendant de son char triomphal, un huit-ressorts l'emmenait au galop de deux bons postiers, dans son château voisin.

Enfin, et c'est tout dire, l'abbé de la Confrérie des Vignerons, le chef de la fête, n'était autre que M. Cerésole, l'ex-président de la Confédération Helvétique.

Ce sont ces moeurs douces et simples, cette commune affection, cet esprit de sagesse et de modération, cet ardent patriotisme, et surtout le sentiment religieux qui ont fait et font encore de la Suisse une libre et heureuse nation. Il fallut enfin songer à la retraite, l'ombre du soir arrivait. Je quittai à regret ce rivage enchanté et, bientôt revenu dans mon paisible Evian, les souvenirs de cette journée assaillirent encore longtemps ma pensée, avant que le sommeil vînt mettre fin à ces charmantes émotions. J'ai voulu les retracer, et je serai heureux, si malgré son imperfection, ce récit a pu offrir quelque intérêt au lecteur.

Tirés de _Mémoires de la Société Littéraire Historique et Archéologique de Lyon_, 1895

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Roger Monnard
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30 octobre 2018
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