L'eau et le vin

Daniel Rupp

Pully, le 3 mars 1975

Cette fois-ci, ce n’est pas une journée ordinaire. Elle va s’inscrire, dans ma mémoire en tout cas, et puis sûrement aussi de quelques personnes autour. Je prends la pose au pied d’un grand tilleul à l’imposante frondaison, planté au-dessus du vignoble de la Rochettaz, à Pully. Je serre contre moi une très belle jeune fille, qui est ma femme depuis vingt-trois minutes, par la grâce du « Pétabosson ». Elle a vingt ans, onze mois, vingt-huit jours, deux heures et trente minutes. Elle est officiellement diplômée de l’EPFL depuis un mois, cinq jours et une heure trente. À nos côtés, ses parents, au maintien très classe, nous encadrent. Son père vient de m’offrir une belle montre, comme cadeau de bienvenue dans la famille, une Oméga, chronométreur officiel aux Jeux Olympiques. Souriant, très chics, nous impressionnons la pellicule 100 ASA de mon père.

À l’entrée de l’auberge, nous sommes tout de suite initiés : «À bon manger, bon boire », gravé dans le bois. Mon père, très au fait des usages et des coutumes vaudoises, va veiller au respect de cette maxime. Concentré, il épluche la liste des grands crus, hésite, choisit, se ravise, puis, satisfait, découvre la perle rare. Au bout de cette recherche, la bouteille élue lui est présentée. Un verre à la main, il examine, goûte, évalue, approfondit, puis, d’un hochement de tête, approuve. Il se réjouit à l’avance de la mine enthousiaste de mon beau-père à la dégustation de ce noble crû, confirmation qu’il a vu grand. Soudain, stupeur, Sam, sans état d’âme, verse de l’eau dans le verre, avant même d’y avoir touché. « Non, Sam ! Cela ne se fait pas ! ». Je lis un peu de tristesse sur le visage de mon père, mais, rapidement, il se fait une raison. De l’eau, ce n’est pas du coca et si ça se trouve, c’est de l’eau de la Venoge, du local ! Il reprend son verre, vérifie, un peu seul, et confirme la grandeur de son choix. Il surveillera qu’il ne reste pas une goutte dans cette bouteille, ce serait malhonnête ! Les deux hommes sont de bonne volonté et les circonstances recommandent l’intolérance zéro. Finalement, il ne s’agit de rien d’autre que de traductions d’une culture dans une autre. Sam, aux origines juives, né au Maroc où il a grandi, vit maintenant depuis plusieurs années en Espagne. Il reste à imaginer un lexique, résultat d’une traduction d’habitudes séfarades en habitudes vaudoises et vice-versa. Par exemple, Chasselas se traduit par Sangria, couscous d’agneau par saucisse aux choux papet poireaux, cornes de gazelle par taillé aux greubons, bridge par chibre, Yom kippour par jeûne fédéral, et ainsi de suite. Les parents nous laissent gérer la sémantique et ses corollaires, ce qui est peut-être commode, mais surtout très sage. Mon père respire une bonne humeur accoutrée à la vaudoise. Tout est pour le mieux, mais je suis quand même un peu tendu. Il y a eu l’incident de la goutte d’eau qui, heureusement n’a pas fait déborder le verre, mais les réflexes sont tellement différents qu’il pourrait en résulter un choc anaphylactique. Après tout, ce n’est pas la première fois qu’un visiteur exotique découvre le pays. De Stravinsky à Freddie Mercury, d’Audrey Hepburn à Charlie Chaplin, beaucoup se sont accoutumés à quelque chose que Verlaine aurait qualifié de « tendre bonheur d’une paix sans victoire ». Pourtant, Charlie Chaplin, alerté par une salve de coups de feu, a dû s’habituer aux « tirs obligatoires » le samedi à l’heure de l’apéro. Stravinsky, lui, a même été jusqu’à écrire une musique pour l’histoire de « Noces » écrite par Ramuz, ici même à Pully, au milieu du vignoble de la Rochettaz . Un repas de noces, raconté par un écrivain vaudois et mis en musique par un musicien Russe, quoi de plus universel ?

L’universel, aujourd’hui, se déroule sur ma gauche. Dans ma scénographie imaginaire ce serait Julio Iglesias et Jean Villard Gilles dans un film de Pagnol. Les deux « chefs de famille » sont bien conscients des originalités de l’autre, mais ils s’en accommodent fort bien. Le grand crû a bien réchauffé les cœurs. La discussion musarde à bâtons rompus au hasard d’anecdotes innocentes, jusqu’au moment où mon beau-père remonte au temps où, jeune homme, il se faisait appeler « le Don Juan de Tanger ». Il demande à mon père s’il utilisait des capotes anglaises. Aïe, je me sens mal à l’aise. Je sais depuis longtemps que le sexe n’est pas son sujet préféré. Je le surveille du coin de l’œil. Serein, pas le moins du monde embarrassé comme je l’aurais cru, il répond, sans abandonner sa bonhommie vaudoise : « des capotes en laine ! Vois-tu, par ici, le fond de l’air est cru et avec toutes ces allées et venues, on se méfie des courants d’air ».

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Daniel Rupp
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28 janvier 2021
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