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Conte de Noël : L’alliance de sa mère

Chanoine Marcel Michellod (1914-2004)
Nouvelliste valaisan – 24/12/1966

L’abbé Maurice allait être prêtre. De toute son âme, il se préparait à ce grand jour. Ses frères, ses sœurs et des amis lui offriraient un calice. Le vase sacré dans lequel il consommerait son premier sacrifice au Seigneur, il le voulait le plus beau du monde.

Tout en dessinant des modèles à la clarté de la lampe de sa cellule de séminaire, il songeait souvent à son enfance au village de Verthière où il avait grandi parmi les libres enfants de la montagne. Il se rappelait ces instants d’intense émotion de son dernier adieu aux êtres aimés et à tout ce qu’il avait de plus beau sous le soleil de son haut pays.

Avant de prendre la diligence postale, il était venu s’incliner sur la tombe de ses parents. Si seulement sa mère avait été là, sur le seuil de la maison paternelle, pour qu’il puisse emporter son sourire comme un précieux viatique. Hélas ! il dut partir seul. Ses frères, ses sœurs, ses amis lui avaient tendu la main en l’assurant de leurs vœux et prières. Mais, rien ne vaut les regards pleins d’amour d’une mère, ni l’étreinte virile d’un père à l’heure des grandes décisions de la vie. Le futur séminariste n’emportait qu’un seul trésor en ses maigres bagages, l’alliance de sa mère serrée dans un bout de soie.

Que d’esquisses de son futur calice n’avait-il pas faites l’abbé Maurice ? Aucune ne réalisait à ses yeux celui qui serait le plus beau du monde. Tout à coup, sur la feuille blanche de son bloc à dessin, se profila la silhouette de sa mère. Elle venait du torrent, là-haut au “mayen”, en portant sur la tête, coiffée d’une torche, la seille pleine d’eau, alors que ses doigts infatigables de paysanne montagnarde continuaient l’éternel bas de laine qu’elle ne cessait de tricoter. Nul calice au monde ne pouvait être plus beau que celui de sa première messe ainsi conçu. Une Vierge aux traits de sa mère porterait sur la tête la coupe sacrée comme un berceau de Dieu reposant sur l’anneau de mariage, torche d’or où l’orfèvre gravera en lettres gothique : « De ma mère à Marie », avec cette autre inscription sous le pied : « Ses frères, ses sœurs et des cœurs pieux à leur frère et ami Maurice M., 19 avril 19.. ».

Nulle ombre désormais sur son ciel d’idéal pour le jour où l’abbé Maurice devait recevoir l’onction sacrée qui le ferait prêtre d’éternité. En obédience à son évêque, il demanda d’aller servir dans la paroisse la plus déchristianisée de France. Son cœur dévoré du zèle de Dieu l’emporta en terre étrangère et avec lui son précieux calice à la Vierge couronnée de l’alliance maternelle.

Dans le haut village de Verthière, on n’entendit plus parler du solide montagnard. Entre amis, on se disait seulement : « Il est là-bas en France, dans une paroisse où l’on ne prie pas ». On ne comprenait qu’à demi cette idée d’aller si loin pour trouver des pauvres, alors qu’il y en a aussi au pays. On admirait pourtant son courage et chacun aurait bien voulu revoir l’abbé Maurice. Quelle joie de le retrouver au pays pour ses vacances ! Mais il ne revint jamais. De temps à autre, ses frères et sœurs ou quelques amis intimes recevaient de lui un petit mot, puis plus rien. Le prêtre demeurait dans le grand silence imposé par ses lourdes charges pastorales qui ne lui permettaient plus de temps pour ses amis. La lutte quotidienne pour implanter Dieu dans les cœurs qui n’en voulaient pas le prenait tout entier. Pourtant son église toute belle comme une châsse gothique restait obstinément vide d’hommes. On n’y trouvait que des enfants et quelques vieilles femmes seulement qui n’attendaient plus que la mort pour mettre fin à leurs misères. Chaque jour, le curé demandait à Dieu de lui montrer les chemins du cœur de ses paroissiens. Mais ce cœur où était-il ? Un mystère qui n’en finissait pas avec la nuit.

A Villefranche cependant, on aimait bien l’abbé Maurice. C’est un pauvre homme disaient les gens. Pas une maison qui ne désirait le recevoir à sa table. Mais on en restait à ses rapports de bon voisinage et la nef des hommes s’emplissait toujours plus de poussière. Etait-ce à Villefranche qu’on avait peur du communiste, le cabaretier Tito qui jurait par tous les principes révolutionnaires d’avoir la peau du curé ? A cette maison seule, l’abbé Maurice n’avait pas encore eu accès. Malgré les menaces du César aux picholettes, personne n’aurait osé s’attaquer au solide montagnard qu’était le pasteur de la paroisse. De mâle rage, Tito faisait danser verres et carafons quand son poing s’abattait sur les tables.

« Mort au calotin ! » hurlait-t-il après boire, à ses complices d’estaminet. Mais notre héros de derrière la table se trouvait-il par hasard face à l’abbé Maurice à quelque détour de rue qu’il rengainait sa hargne et passait comme un agneau devant le loup. Anticlérical de village, le cabaretier essaya toutes les armes les plus perfides pour abattre le curé : menaces, calomnies, chantage, dérision. Montagnard d’âpre roche, l’abbé Maurice tenait tête et faisait front à la tempête sacrilège. Ses prônes que le sacristain se chargeait de faire passer aux paroissiens de Villefranche rembarraient arguties et calomnies de l’adversaire.

Comment le curé pouvait-il encore garder tout son sourire au milieu de cette géhenne ? Son secret, il le confia un jour au sacristain qui avait décidé de quitter ces lieux de perdition. Malheur en advint, car ce secret arriva aux oreilles du communard Tito.

– Abandonnez à l’enfer les gens de Villefranche, puisqu’ils ne veulent pas Dieu, déclara à son curé le sacristain découragé. Moi, je n’en puis plus et si je ne veux pas perdre mon âme, il faut que je m’en aille.

– Mon cher ami, répartit l’homme de Dieu, tant que je pourrai tenir dans mes mains le calice où resplendit l’alliance de ma mère qui m’enseigne chaque jour la fidélité, jamais je ne lâcherai.

Aussitôt que fut connu le secret de l’abbé Maurice, on tint conseil secret au cabaret Tito et jusque fort tard dans la nuit. Cette fois-ci, le curé on l’aurait.

Le lendemain du sinistre colloque, jour de la commémoration de l’armistice de la grande guerre, était l’unique occasion qui groupait à l’église tous les paroissiens de Villefranche, maire en tête ; car pour toute religion, il ne leur restait plus qu’un vague culte des morts. Grand émoi à la sacristie. L’abbé Maurice fouillait partout. L’écrin de cuir ne contenait plus son précieux calice. La messe ne put avoir lieu. Une ride douloureuse barrait le front du curé. Comment tiendrait- il désormais en ces lieux puisqu’il n’avait plus son calice avec l’anneau symbolique qui scellait chaque matin son courage ? On le lui avait volé. Plus de doute. Perdu le beau sourire de l’abbé Maurice. Ses yeux n’avaient plus qu’une prière et disaient muettement à tous qu’on lui rende son calice, le plus beau du monde. Malgré son désespoir, le curé tenait quand même bon, à la grande hargne de Tito et de sa bande. L’évêque du diocèse avait fait don d’un calice à son prêtre héroïque en lui demandant de rester ferme à son poste.

L’année finissait tristement au presbytère de Villefranche. Le sacristain parti, pas de gouvernante pour tenir le ménage. La cure tombait en ruine. La bise d’hiver sifflait par les lézardes béantes et chassait les plâtras aux angles des murs lépreux. Noël sonnait lugubre dans la tour de l’église. L’abbé Maurice n’avait plus son beau calice où resplendissait l’alliance de sa mère pour célébrer la messe de minuit. Son courage sacerdotal s’en allait en lambeaux.

Enfoui dans sa grande pèlerine de drap noir, le curé de Villefranche grelottait au fond du confessionnal en attendant vainement ses paroissiens pour la divine réconciliation, avant de célébrer les offices de la Nativité. « Un enfant nous est né, un Fils nous a été donné », répétait-il en sa méditation dans la sainte nuit glacée que les habitants de Villefranche passaient en beuveries.

L’abbé Maurice accrochait encore son cœur à toutes les forces de sa foi en Dieu. Tout à coup, une main vigoureuse, une main d’homme, ébranla la porte d’entrée du sanctuaire. Des pas résolus résonnèrent sur les dalles. Etait-ce possible ? Tito, l’impie Tito, près du confessionnal ! Viendrait-il narguer son curé jusqu’en la Maison de Dieu ? Ce gros paquet sous le bras ne contenait-il pas de quoi faire un mauvais coup ?

Tito n’avait plus son air farouche habituel. Ne venait-il pas d’esquisser une sorte de génuflexion du côté du maître-autel ? Tito, le mangeur de curés, entra humblement au confessionnal de son curé. Miracle inouï !

Il y eut un grand silence comme à la suite d’un formidable coup de tonnerre. La nef de l’église redoubla de mystère. Les voûtes semblaient se recueillir plus intensément comme si elles avaient voulu prêter toutes leurs voussures de pierre à l’écoute de quelque divin message. Une étoile de merveilleuse clarté entra par le vitrail. Le vaisseau du saint lieu s’emplit d’une mélodie céleste où passaient des frôlements d’anges qui chantaient : « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur terre aux hommes de bonne volonté ».

Tito venait de confier sa misère au pardon divin. « Monsieur le curé, dit-il, en terminant son aveu douloureux, je n’ai jamais connu ma mère, mais comme ce doit être beau un cœur de maman ! Alors, puisque vous avez tant aimé votre mère, je vous rends votre calice où vous avez mis l’alliance de la vôtre. Ce sera mon cadeau de Noël, puisque vous m’avez pardonné. »

Le démon venait de jeter bas les armes sur les toits de Villefranche, car le Christ était né en cette sainte nuit de Noël par la grâce de l’humble alliance d’une maman de la montagne.

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Claude Pellouchoud
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14 décembre 2020
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