L'opinion d'Ernest Ansermet - 1951
L'opinion d'Ernest Ansermet - 1951
L'auteur de ce portrait d'Ernest ANSERMET et de l'interview cité ci-dessous est Henri JACCARD.
"[...] Au début de la saison, nous avons demandé à M. Ernest Ansermet, à côté de propos à bâton rompu, sur quelles bases il établit les programmes de l’Orchestre de la Suisse romande et s'il pouvait définir, pour L'llustré, les tendances de la musique contemporaine.
- Quelle place avez-vous réservée, maître, dans les programmes de cette saison, aux compositeurs et aux solistes suisses?
— Aucune. D’abord parce que ce n'est pas le rôle de l'O.S.R. Nous ne formons pas une entreprise à caractère nationaliste. Nous nous efforçons d'être un moyen de culture. Notre but est de faire connaître parmi les oeuvres nouvelles, celles paraissant les plus significatives, les plus personnelles, les plus durables. Réserver une place de choix à la musique suisse, au lieu de la soutenir, lui causerait du tort. Les facilités offertes ouvriraient fatalement la porte aux médiocrités. Notre public associerait vite ainsi toute composition de nos auteurs à un préjugé défavorable.
Nous ne réservons donc aucune place à la musique suisse. Mais nous accueilions celle qui s’impose sur le plan international, au même titre que n’importe quelle oeuvre de valeur.
C’est ainsi que nous donnons en ce mois d’octobre la Sixièrne symphonie de Conrad Beck. Il y a longtemps que nous n’avons rien joué de lui. Or, Beck est un compositeur considérable et sérieux. Sa Sixième symphonie est très significative de son art. Elle fut jouée en première audition en février ou mars derniers, simultanément à Bâle et à Cologne. Elle marque le retour du jeune Bâlois à une grande forme traditionnelle qu’il cultiva avec bonheur jadis et, cependant, signe une évolution remarquable.
- Franck Martin?
— Pas cette fois. Nous venons de donner, en avril, sa Ballade pour violoncelle. J’aurais aimé faire jouer son Concerto pour violon, mais l’oeuvre est réservée en primeur à Bâle. Nous la jouerons cependant à la radio et, l'an prochain seulement, au concert d’abonnement.
Nous aurons du Honegger, qui revient souvent à nos programmes. Nous donnerons en première audition sa Symphonie No 5 (Di tre re).
- Etes-vous seul responsable et tout puissant dans l’élaboration de ces programmes?
— En principe, oui. Mais cette autocratie est tempérée. Je m’entretiens, bien entendu, des oeuvres et de mes préférences avec des membres du Conseil de fondation de l’O.S.R. De plus, nous soumettons nos programmes aux membres des associations genevoise et vaudoise des Amis de l’O.S.R. C’est par eux que nous maintenons en partie le contact avec notre public. Leurs avis sont écoutés.
- Suivez-vous un principe directeur dans l’élaboration des programmes?
— Sans doute. Vous constaterez que chaque oeuvre sérieuse, posant des problèmes, neuve, d'un abord souvent difficile ou austère, est encadrée de compositions plus faciles, ou d’un esprit traditionnel, ou qui sont plus connues. Je cherche ainsi des programmes équilibrés, ne pouvant convenir, c’est évident, à chacun dans leur totalité, mais où chacun, on peut l’espérer, trouvera au moins une oeuvre de son goût. Il ne faut pas se faire trop d’illusions. L’auditeur craint parfois l’effort nécessaire a la compréhension des oeuvres nouvelles. La prudence s’impose dans ce domaine.
Si nous prenons, par exemple, le premier concert de cette saison, nous voyons que la Cinquième symphonie de Honegger s’allie à trois autres éléments bien différents: le Concerto pour violon, opus 64, de Mendelssohn, un peu clinquant; le lyrisme des Variations sur un thème de Haydn, de Brahms; le pittoresque brillant et l’exotisme de deux danses du Tricorne, de de Falla. De plus, la présence d’un soliste de la valeur de Nathan Milstein ajoute encore à ce concert.
Il en est ainsi pour tous les programmes. Chacun présente des aspects multiples et divers.
- Les solistes?
— Mêmes principes. Pas plus de facilités que pour les oeuvres. Mais, vous le savez, les solistes suisses sont accueillis. Nous avons cette année, par exemple, le baryton Pierre Mollet, ce Neuchâtelois qui fait maintenant brillante carrière à Paris, et des artistes que l’on peut considérer comme étant peu ou prou de chez nous, Clara Haskil et Vlado Perlemuter.
- Comment expliquer, maître, pour changer de sujet, que de grands chefs étrangers, de la réputation d’un Furtwaengler, par exemple, ou d’un von Karajan, se présentent en tournée avec des oeuvres archiconnues? Est-ce pour flatter un public incertain?
— Non. Mais il est naturel que l'on demande à chacun ce en quoi il excelle. Je considère que tel de ces chefs étrangers interprète Brahms, par exemple, d'une manière qui sera pour moi une révélation, mais je n’éprouverais aucun plaisir à ses interprétations de Honegger ou de Bartók. Nous aurons cette année, en qualité de chefs invités, Hans Rosbaud, Hans Haug, Nino Sanzonio, Joseph Krips et Clemens Krauss. Chacun apporterà la musique de son choix, avec laquelle il estime avoir de particulières affinités.
- Vous dirigez beaucoup à l’étranger. Il y a cependant des pays que vous paraissez éviter...
— Oui. D'abord, je suis très occupé. Mon temps est limité. Je ne puis aller partout. Il est naturel que je préfère les pays où règne la liberté et où la politique ne s’empare pas des artistes et de la musique...
- Que faut-il penser de la musique anglaise, tenue par beaucoup comme inférieure, sinon celle d’un Purcell, du moins celle des contemporains?
— La musique anglaise actuelle subit une évolution remarquable, surtout depuis la fin de la première guerre mondiale. Je la considère avec une sympathie et une admiration très vives. Cependant elle garde toujours, comme les Britanniques eux-mêmes, son caractère d’insularité. Nous sommes formés, sur le continent, à la musique française, à l’italienne, à la germanique. La musique scandinave, celle de Sibélius, par exemple, ou celle du Danois Nielsen, comme la musique anglaise, nous demeurent quelque peu étrangères.
- Que pensez-vous du public américain?
— Il m’enchante par son enthousiasme, sa curiosité, son insatiable appétit de musique. On y rencontre tous les caractères nationaux du globe. Ce sont surtout les jeunes qui m’étonnent. Nombreux sont les étudiants disposant d’importantes discothèques, leur permettant de comparer les interprétations des chefs et d’acquérir une très réelle culture musicale.
- Enfin, maître, ma question de choc, bien imprudente, je le concède, mais qui me permettra peut-être d’enregistrer des déclarations du plus haut intérét. Après les Stravinsky première, seconde et autres manières, les Bartók, les Hindemith, les Schoenberg, les Alban Berg, peut-on distinguer chez les plus jeunes d’aujourd’hui des tendances caractéristiques?
Le maître bondit...
— Impossible. Je prépare d’ailleurs un livre là-dessus. J’ai refusé des engagements cet hiver pour y mettre la dernière main. Je considère que la musique d’aujourd’hui est très malade. La composition traverse une crise grave. Ce ne sont certes pas les talents qui manquent. Cette crise est en relation avec la crise sociale. Parmi les signes probants à l'appui de mon affirmation, il y a lieu de souligner l’absence totale d'évolution depuis Debussy. En effet, depuis Claude de France, la musique n’a inventé aucune forme nouvelle. On a expérimenté des procédés harmoniques et rythmiques nouveaux, mais on n’a pas créé de style ou de forme nouvelle. On en est toujours à la suite, au concerto, à la symphonie. Or, c’est l’invention formelle qui constitue le renouvellement créateur.
On ne peut donc pas parler de tendances, puisqu’il y a manque absolu de direction. Chaque compositeur travaille en isolé. Il n’y a pas en ce moment de véritable chef d’école, à tendance caractérisée...
Nous avions un peu prévu cette réponse. On est encore trop près de la génération montante des jeunes compositeurs. Pourtant, ici et là, apparaissent des noms brillant déjà d’un bel éclat. Attendons! Attendons aussi le livre annoncé par Ernest Ansermet, qui projettera sans doute sur ce point capital de l'évolution musicale la lumière de sa vive intelligence et de son érudition. [...]"
Un texte d'Henri JACCARD, publié dans «L'Illustré» du 11 octobre 1951 en page 44 sous le titre "L'opinion d'Ernest Ansermet"
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