Le guide montagne Rodolphe Giacomini
Le guide montagne Rodolphe Giacomini
Guide de montagne, Rodolphe Giacomini a bâti de ses mains le refuge qui porte son nom, à Anzeindaz, 1900 mètres, dans les Alpes Vaudoises. Point de départ d'ascensions comme la Pierre Qu'Abotse, le Miroir d'Argentine, l'Arête de l'Argentine, Les Diablerets par le versant sud, mais aussi base incomparable pour la pratique du ski de printemps, le refuge Giacomini est connu de tous les alpinistes et les randonneurs. Bien peu nombreux sont les amoureux de la montagne qui n'y ont pas un fois ou l'autre passé la nuit, pris un repas ou sifflé une bière (ou une limonade maison produite par le patron en personne) au retour d'une course en altitude.
C'est dans le cadre de la préparation des festivités devant marquer le cinquantenaire (1948 - 1998) de la Société Vaudoise des Guides de Montagne, Guides Skieurs et Porteurs, que Rodolphe, en décembre 1996, lors d'une rencontre au Café du Nord, à Aigle (lieu ou, en 1948, avait été fondée la société), m'a conté l'anecdote suivante.
Mon client et moi, nous nous étions mis en chemin de fort bonne heure. Notre projet du jour était l'ascension du sommet des Diablerets par la face sud, la descente devant se faire par le même itinéraire. Cette face, raide et délitée, caillouteuse, peut présenter des dangers lorsque plusieurs cordées y sont engagées en même temps: chutes de pierres! Ayant toujours été de ceux qui préfèrent donner que recevoir, à chaque fois que je devais guider cette course, je m'arrangeais pour être en tête de la procession. La veille au soir, au refuge, mon attention avait été attirée par un quatuor d'alpinistes intéressants. Pour être précis, je dois à la vérité de dire que l'intérêt offert par le quatuor reposait, pour l'essentiel, sur les éléments féminins qui le composaient. Et encore, pour être plus précis, parmi ces gracieux éléments - une demoiselle mince et une demoiselle moins mince -, j'avais mes préférences. Ayant saisi quelques bribes de leur conversation, je n'ignorais pas que leur but du jour suivant était l'escalade de la Pierre Qu'Abotse. De retour du sommet des Diablerets avant midi, j'avais mon après-midi libre. Poussé par un soudain appétit d'entraînement, je m'élançai en direction de la Pierre Qu'Abotse, ce joli sommet très parcouru, qui offre une escalade agréable et variée. Je rejoignis le quatuor au pied même de la grande dalle compacte qui constitue le passage clef de l'ascension. Les messieurs paraissant être impressionnés par l'obstacle, j'offris mes services, services repoussés avec hauteur par les mâles indignés, mais acceptés avec empressement par les charmantes demoiselles. Abandonnant les pauvres garçons sur une vire pourrie, je hissai leurs compagnes avec délicatesse, en galant homme. Treuillées à l'aide de la corde comme des malles au grenier, elles franchirent la dalle redoutée en un instant, s'épargnant tout nuisible effort, puisque ne touchant quasiment pas le rocher sur toute la hauteur. Il me vint un léger doute sur ma pratique de la prévenance envers les dames, lorsqu'une de ces deux créatures de rêve me dit, dans un sourire envoûtant:
« Vous, vous ne devez pas avoir beaucoup l'habitude des femmes! »
L'affaire en resta là. Du moins pour quelques jours. Quelques jours au terme desquels je reçus une lettre. Une lettre de demoiselle. La demoiselle se référait à notre récente et fortuite rencontre à la dalle de Qu'Abotse, puis elle enchaînait en écrivant vouloir m'engager comme guide, pour d'autres ascensions.
« Etes-vous libre? » demandait-elle.
N'ayant retenu ni noms, ni prénoms, ayant escaladé la dalle avec deux demoiselles, ayant mes préférences, et ignorant à laquelle des deux j'adressais ma réponse, j'écrivis ce qui suit:
« Mademoiselle,
J'ai bien reçu votre lettre, dont je vous remercie.
Si vous êtes la demoiselle mince, je dispose de beaucoup de temps libre, venez quand vous voulez.
Si vous êtes la demoiselle moins mince, c'est fou ce que je suis occupé ces temps-ci! »
Elles vinrent toutes les deux. Ensemble.
Alors, à peine avions-nous franchi le Col des Essets que déjà, Cupidon, perfide, me frappait là, en plein coeur, dans mes montagnes.
La demoiselle la moins mince et moi ! nous avons parcouru ensemble, côte à côte, tout le long chemin de la vie.
Et maintenant encore.
Raconté par Rodolphe Giacomini (1918), 1er caissier de la Société des guides, en 1948, et membre fondateur.
Ecrit par Marcel Maurice Demont, en 1996.
Note de l'auteur : quelques années plus tard, rencontrée à la falaise de Saint-Loup, l'excellente alpiniste Jacqueline Gilliéron (la mince du récit) m'a confirmé la parfaite authenticité des faits contés (ce dont je n'avais jamais douté).
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