Nous y sommes !

© Texte : Paul Budry, images : Musée de la communication, Berne.
Sylvie Bazzanella

Par Paul Budry

L'auto postal, n'est pas une machine-à-marcher plus vite que les chevaux, il est en vérité l'engin d'un délice nouveau. On « allait » en diligence, mais on « fait » du car alpin, comme on fait du cruiser, de l'avion, du scenic railway. La statistique l'établit au mieux. Sur les 300.000 voyageurs qui montent à bord des puissantes arches postales, bon an mal an, les trois-quarts ne se rendent nulle part qu'à leur point de départ. Ils y sont pour le bonheur de rouler, la sensation est là, les arrêts font langueur comme au cinéma les entr'actes. Si, comme nous l'enseignaient nos anciens maîtres d'alpinisme, le bonheur d'arriver était à la mesure des efforts accomplis, les cars alpins ne feraient guère recette. Car l'ivresse de gagner les altitudes sauvages, qui naguère s'achetait au prix de prodigieuses incommodités de la patache jaune, aujourd'hui vous est donnée pour rien. Ce qui coûtait ne coûte plus. Le car alpin abolit carrément la morale de la récompense (cascade au poudroiement glacé placée là tout exprès au sommet d'une côte aride, panorama s'ouvrant sur commande au bout d'une fastidieuse étape, bouchons et flacons rafraîchis surgissant là, comme le bon Samaritain, dans l'in-extremis de la Soif), il réfute la moralité de la prime à la fatigue, qui fait en somme le fond du tourisme toepfférien.

Car alpin du type 1919. Carrosserie découverte avec une partie des sièges à contresens, Bandages pleins. Moteur 40 CV. Route postale de la Maloja (St-Moritz-Castasegna)

© Musée de la communication, Berne

Le car alpin vous donne au plus haut point le sentiment de la gratuité du plaisir et de la bonne fortune, lequel je suis bien fâché de le penser ainsi, n'a jamais diminué de rien le plaisir. S'il fallait à tout prix que le plaisir s'achetât par les mérites de quelqu'un, cette fois le mérite ne revient plus aux trois bonnes bêtes du haras postal qui vous hissaient la branlante voiture en suant jusqu'aux yeux, il revient au génie des constructeurs de nos machines, de nos vilebrequins et de nos cardans. Et tenez, je ne sais pas si vous êtes comme moi, l'un des plus doux agréments du voyage dans ces chars à benzine, c'est de ne plus sentir à caque tour de roue une bête qui souffre devant soi. Mais l'homme est ainsi fait, qu'il lui faut toujours remercier quelqu'un du plaisir qu'il a pris. Jadis, on allait caresser le museau du cheval à l'étape. Aujourd'hui vous voyez régulièrement un bon garçon, quand la machine s'arrête au col après les invraisemblables gymnastiques de volant du tronçon Gletsch-Furka, qui s'en va flatter l'échine jaune du capot.

Grand car alpin, type 1928 à 17 places; cadre et carrosserie surbaissés, fenêtres rentrantes, capote avec commande mécanique à manivelle. Route de la Furka, glacier du Rhône

© Musée de la communication, Berne

Il est banal de dire tout ce que la vitesse et le défi porté aux lois de la pesanteur ajoutent au délice du voyage, et je ne parle pas de celui qui vous attend à chaque détour de nos routes acrobatiques, Gothard, Furka, Maloja, Champex, de frôler tout le temps le péril sans y tomber jamais, de vous tenir pour ainsi dire constamment sur la limite du possible. Sur cet article, le car alpin vous offre des sensations collectives, qui tiennent à la masse, au nombre, à la hauteur des sièges, que votre 17 HP ne vous offrirait pas. Mais l'un des plus sûrs avantages de ces cars, c'est qu'ils vous promènent dans le théâtre de la nature alpine avec toute la fraîcheur de votre vue et de vos sens. Songez aux temps des vaillantes troïkas fédérales qui lambinaient aux côtes pour les redescendre à un galop d'enfer, où vos côtes, à vous, changeaient de forme et de situation, songez à l'état d'abrutissement où vous plongeaient ces charrois : au débarqué, vous vous sentiez de pauvres parasites tombés à mille lieues de vos aîtres, de pauvres gens, en somme, dépaysés et las, pour lesquels on avait inventé ce terme qui n'a pas encore tout à fait disparu du vocabulaire hôtelier : les étrangers. Et l'on vous déballait à l'arrivée, sous les regards respectueux et narquois des natifs assemblés, comme une denrée exotique qu'un colporteur tirerait de sa balle.

Postes cantonales. Le traîneau de montagne, utilisé jusqu'en 1822 sur les routes du Splügen et du St-Bernardin

© Musée de la communication, Berne

L'auto postal a changé tout cela, il abolit la notion d'étrangers. Avec ces engins-là, vous vous sentez véritablement un Suisse en Suisse, un Européen dans l'Europe. A peine la neige a-t-elle laissé à sec les hautes croupes et les marmottes siffleuses sont-elles sorties de leur rêve hivernal, que le car nous amène chez elles, les mains dans les poches, sans un faux-pli aux pantalons, le cœur et les yeux frais. Vous y arrivez avec cette satisfaction dans l'esprit, comme on en trouve dans un chapitre de livre bien fait, avoir pris une connaissance expresse et totale des chemins, des reliefs, des transitions, des structures d'un quartier de planète, et de vous trouver là partagé entre un dépaysement sublime et le sentiment confortable de dominer la situation. Dernier coup porté à la rhétorique classique des solitudes alpestres, aux Du Bellay, Chateaubriand, Javelle, le car alpin les a rattachées au monde des sensations mesurables, et les a ramenées, si l'on peut dire, à la raison.

Autochenille postale, système Nyberg à 18 places. Type 1926. Route postale de la Maloja

© Musée de la communication, Berne

Depuis l'invention du tourisme, c'est-à-dire depuis que le premier excentrique s'avisa de faire pour le plaisir ce que l'on n'avait jamais fait que par nécessité - mettre des lieues derrière soi, sur des chemins éprouvants aux pieds et aux poumons -, on peut dire que l'apparition du car alpin est le seul évènement sensationnel que l'histoire du tourisme ait enregistré. Car il n'est de vrai tourisme que sur route, c'est routisme qu'il faudrait dire. La construction des chemins de fer d'altitude est, en somme, un évènement hors tourisme, qui lui est même assez contraire. Le train triche tout le temps. Quand l'obstacle surgit, il fait un trou et passe dessous. Il ne connaît pas cette savante soumission aux caprices du sol, à l'essaimement de l'habitat. Par exemple, il n'aime pas ce qui fait, à mes yeux, le plus intense évènement du parcours : les cols, le col, ce point de division où l'âme reste délicieusement suspendue dans l'émotion de découvrir un nouveau quartier de la Terre. Le train est géométrique, il violente le terrain (et parfois avec quelle beauté, quand il défie l'abîme sur ces ponts qu'on dirait tissés par des ingénieurs-araignées). Mais, finalement, je comprends Ruskin quand il demandait au train : « A quoi bon nous conduire si vite pour nous retrouver au bout du voyage aussi malheureux que nous ne sommes partis ? » La route est une magnifique aventure, où le cœur est tout le temps en alerte ; le train, une loge de théâtre en balade. Dans le débat entre le rail et le car, quand même il aurait l'économie contre lui, l'homme sensible penchera toujours pour la route, comme il penchera pour la route contre l'avion même. Et je vois là une de ces puissantes raisons humaines contre lesquelles tout le progrès ne peut rien, c'est que la route, quand même nous y roulons à soupapes forcées, la route est toujours la fille du sentier des ânes des ancêtres, des vieilles pistes où passèrent le pain, le sel, l'argent, le mendiant, l'homme de guerre et tout, et qui, d'usure en usure, de corrections, sont devenues le ruban élastique où froufroutent les reliefs de nos Michelins. La route, voilà son charme, que nos cars auront sauvé contre le rail, c'est la très vieille et capricieuse signature tracée à fleur de sol des fous itinérants que nous sommes et resterons.

Car alpin, type 1924. La forme est plus élégante; tous les sièges sont tournés dans le sens de la marche; les bandages pneumatiques sont définitivement adoptés. Route postale Thusis-mesocco (via Mala)

© Musée de la communication, Berne

Article extrait de : © Le Centenaire des postes alpestres suisses.

Direction générale des Postes et des Télégraphes, Inspectorat des courses, Berne, 1932.

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Sylvie Bazzanella
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19 juin 2010
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